vendredi 21 septembre 2012

Lectures – L’État universel



Extraits :

La question : « Où en sommes-nous aujourd’hui ? » appelle tout d’abord la réplique : « Sommes-nous seulement quelque part ? » Car il saute aux yeux que nous nous trouvons en mouvement, une forme de mouvement qui ne peut se décrire ni comme marche, ni comme avance, encore moins comme progression lente. Tout au contraire : un mouvement s’opère depuis longtemps déjà, comme un accelarando, selon une accélération croissante.

[…]

Dans ce grand mouvement accéléré, il ne s’agit pas du destin de tel ou tel peuple, mais de celui des peuples et même, tout simplement, de l’homme. Cela aussi est compris : et ce fait est reçu au nombre de ceux qu’admet la conscience collective. / Ce thème mène loin. Nous voulons y rattacher ici quelques idées relatives à l’État. Les contemporains inclinent, comme on sait, à faire trop de cas de l’événement actuel, surtout lorsqu’il est lié à des catastrophes. Il semble alors que le temps s’accélère, de même que l’eau tombe plus rapidement dans les cataractes. Mais les catastrophes, aussi loin que nous remontions — et nous pouvons aujourd’hui remonter fort loin — n’ont guère modifié la structure éternelle de l’homme, et c’est à peine si jamais elles ont compromis son existence. On peut bien plutôt supposer que, comme le firent les glaciations, ou ces menaces qui provoquèrent les Grandes Invasions, elles ont affermi cette structure et en ont précisé les traits. L’homme, en tant qu’espèce, s’avance invulnérable à travers les ruines des générations, des peuples et des cultures. / Les angoisses qui nous pressent de nos jours, au contraire, n’envisagent pas seulement la ruine des individus et des cultures, mais la mort totale de l’espèce. Les formes de cette ruine sont en corrélation étroite avec l’intelligence humaine et ses décisions. On songe moins aux problèmes de salut, comme jadis dans les visions d’apocalypse, qu’à une fausse manœuvre de l’intelligence. / Cette manière de voir dissimule la profondeur réelle de l’abîme, en ce qu’elle réduit le jugement sur la situation actuelle aux bornes du champ que couvrent entièrement les décisions de l’intelligence et du libre arbitre. C’est là méconnaître que ces bornes mêmes ont été entraînées par le mouvement, et par conséquent sous-estimer les proportions du péril, mais aussi des réserves prêtes à y remédier.

[…]

L’intellect humain est réduit à suivre les leçons acquises par les faits ; c’est là où elles refusent leur concours que commence l’expérimentation. L’esprit en est particulièrement égaré, en des ères où l’intellect est souverain, s’étant libéré, dans l’État comme dans la société, des forces qu’ils contenaient implicitement, pour leur prescrire leurs formes par le seul savoir. D’où le double jeu troublant d’une liberté intellectuelle qui a presque atteint l’absolu, et de son impuissance en face des pressions exercées par un monde qui se hâte vers son avènement.

Ernst Jünger, L’État universel, Tel Gallimard.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire