Il y a incontestablement chez Debord quelque chose de nietzschéen, un amor fati inconditionnel : la plus grande liberté est dans la reconnaissance de la nécessité de tout ce qui arrive. On pourrait citer ici aussi Hölderlin : « Chacun va et chacun parvient au lieu où il peut atteindre. » ; et ajouter : à la fin tout est bien — c’est-à-dire, trouve sa justification. Mais alors, quid de l’exemplarité ? Chacun n’est soi-même qu’un exemplaire unique ; ou : on n’est jamais exemplaire que de et pour soi-même. L’accent ainsi mis sur la singularité radicale que devient alors la « communauté des égaux » — « We happy few, we band of brothers. » — si ce n’est une addition d’égo sans rien de commun que leur mise en relation circonstancielle, leur constellation temporaire autour d’une étoile de première grandeur. Ou encore une fiction qui ne dure que tant que narrateur peut la maintenir. En réalité, il n’y a ni communauté ni égaux ; il n’y a qu’un rassemblement de monades qui se la joue. La véritable communauté est toujours à construire ; elle n’est d’ailleurs que cette construction commune en acte qui suppose une association inclusive des singularités qui parce qu’elles se sont reconnues comme telle dans ce projet commun veulent en finir avec l’exclusion. Ce que Debord et les situationnistes étaient bien incapable de faire. Pourtant toute la vie de Debord témoigne de sa volonté de vivre dans une « structure fraternelle » ; mais cette fraternité n’est qu’un leurre comme en témoigne aussi toutes les relations de Debord avec ses « frères » successifs. Que ce soit avec Jean-Michel Mension, Ivan Chtcheglov, François Dufrêne, et plus tard Vaneigem, pour ne citer que ceux-là, c’est toujours lui qui a choisi la relation et lui qui l’a rompu quand il a estimé que le moment était venu ; c’est-à-dire quand il avait tiré tout ce qu’il pensait pouvoir tirer de la relation. Le schéma des relations féminines de Debord est plus complexe puisqu’il y a une triangulation avec une partenaire privilégiée — d’abord Michèle Bernstein ; puis Alice Becker-ho — qui associe un troisième terme à la relation dans la tradition du libertinage. Mais là non plus, on ne peut pas parler d’une communauté. Comme le fait remarqué Jean-Marie Apostolidès à propos du couple Debord-Bernstein : « Ce sont les nouveaux maîtres ; ils entendent bien asseoir leur autorité, en imposant à leur entourage immédiat les valeurs et les comportements qu’ils jugent les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui leur apportent le plus de satisfaction. »* Cependant, si leur couple libertin repose sur la liberté sexuelle de chacun, il n’est pas question qu’il soit mis en péril par le sentiment ; c’est ainsi que lorsque Debord paraît tomber amoureux de l’une de leurs conquêtes, Michel Bernstein le somme de rompre et c’est ce qu’il fait parce que telle est leur loi.
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* Jean-Marie Apostolidès, Les Tombeaux de Guy Debord, Champs Flammarion.
(À suivre)
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