lundi 28 novembre 2011

Lectures – Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince


Dangers des discours

Mon verbe est agréable et facile, mes périodes s’enlacent en tresses lustrées : on me reproche de sacrifier la forme au fond. Je me montre franc, honnête, mes mots sont frappés au coin de la droiture : on n’y verra que des propos incohérents et étriqués. Ma phrase ronfle, je multiplie les circonlocutions, j’use de paraboles et de comparaisons : ce n’est qu’un assemblage de formules creuses. J’opte pour un style dépouillé, je vais droit à l’essentiel : on me trouve tranchant. Je mets le doigt sur les petits travers des grands, je dévoile leurs arrière-pensées : on me taxe de médisance. J’expose de vastes desseins, je déroule des plans si lointains que nul ne peut les sonder : c’est de la hâblerie. J’entre dans le détail, je fais des comptes d’apothicaire et me voilà mesquin. Je sacrifie à la mode, je cherche à ne choquer personne : basses flagorneries dictées par la peur de la mort. Mes opinions tranchent sur celles du vulgaire, je m’élève au-dessus des contingences de mon époque : je suis un charlatan. J’ai de la verve, mes arguments frappent, mon style chatoie : littérature ! dit-on. Je néglige les artifices littéraires ; je m’attache au concret : je suis un rustre. J’ai à la bouche des citations classiques, je prends l’antiquité pour modèle : je suis un perroquet. […]

[…]

La Voie du Maître

Le Principe est dans l’invisible,
L’Usage dans l’imprévisible.
Vide est calme, il est sans affaire.
Caché, il démasque les tares.
Il voit sans être vu.
Entend sans être entendu,
Il connaît sans être deviné. Il comprend où les discours veulent le mener ;
Ne bouge ni ne mue,
Il examine et il confronte ;
Chacun est à sa place.
Il ne communique pas ;
Tout est en ordre.
Il masque ses traces,
Il brouille ses pistes ;
Nul ne remonte à lui.
Il bannit l’intelligence ;
Abandonne tout talent ;
Il est hors de portée de ses sujets.

Je cache mes visées,
J’examine et je confronte.
Je les tiens bien par les poignées ; je les étreins solidement.
Je les empêche d’espérer ;
Je supprime jusqu’au désir.
[…]
Si profond qu’on ne peut le sonder,
Si vaste qu’on ne peut le mesurer,
Il fait coïncider les noms et les formes.

[…]

Charades extérieures, I, I

Ni Yu était un sophiste du Song particulièrement habile ; il avait réussi à clore le bec à tous les philosophes de l’académie Ki-hsia du Ts’i en démontrant qu’un cheval blanc n’est pas un cheval. Lorsque monté sur son cheval blanc, il voulu passer la frontière, force lui fut d’acquitter au douanier les droits sur les chevaux. / Tant qu’il reste sur le plan du discours, un rhéteur peut triompher de tout un pays ; sitôt qu’il se trouve confronté à l’épreuve du réel, il ne trompe plus personne.


Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, Point Sagesses, Éditions de Seuil.

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