vendredi 20 avril 2012

Lectures – Le Singe appliqué (suite)

Extrait 2


Isou m’emmerde, blabla, je me lève, Gil me suit, dis Burroughs, tu n’as pas vu Gregory, non pas vu Corso, dans un autre creux, peut-être a-t-il trouvé une trappe sous le lit de la petite chambre que lui loue Mme Rachoux, non, salut l’homme en gris. Nous passons devant la Bolée qui était un creux aussi où roulèrent Verlaine, d’Annunzio, Oscar Wilde, et nous suivons une pente, l’infléchissant vers Saint-Germain où Gil a rencart avec  Charlotte, salut Villeglé, nous nous croisons sur une autre pente, son creux l’entraîne rue du Sabot, roulons, ça va Jacques, ça va, au Nuage, tu dois voir Janine, allons-y, elle est là Janine, la bise, rituelle, tout en continuant la discussion, salut Gregory, salut Restany, salut Spoerri, tient Kichka est là, salut Kichka, la bise Kichka, salut Takis, salut Eric Dietman, salut Robert Fillou, salut Marianne, la bise Marianne, salut Emmet William, salut Brion Gysin, je te croyais à Tanger, salut mec, comment tu ne connais pas Martial Raysse, non, salut Martial, salut Gérard, salut Marguerite, tu peux me rendre un service, pour mon boulot, est-ce que tu as encore des lettres d’Antonin Artaud, de 1943, lorsque ton mari a pris contact avec lui pour la publication du Voyage au pays des Tarahumaras, non plus rien, tout dispersé depuis sa mort, belle mort, son zinc qui explose au-dessus de Haïphong alors qu’il se livre à la contrebande d’armes pour équiper les milices du dalaï-lama et leur permettre de contenir les Chinois, c’est du bouddhisme actif ça, tant pis, tiens, tiens, salut Ralph, des années qu’on ne s’est pas vu, combien, six, sept ans, bigre, déjà, non, je ne connais pas Pegeen, la bise Pegeen, je m’assieds à côté d’elle, elle est chouette, Pegeen, a typical american girl, je retrouverai un peu ses traits plus tard, elle sera déjà morte alors, dans le visage de Miss O’Shaughnessy, à Abakaliki, East Central State, mais il y a dans les yeux de Pegeen des papillons noirs que Miss O’Shaughnessy ne connaîtra pas, une bise encore Pegeen, ne te fâche pas Ralph, laisse-moi flirter un  peu avec ta femme, cinq minutes, ce n’est pas tous les jours que je peux faire du plat à la fille de Peggy Guggenheim, une bise encore, non une vodka, une vodka si tu veux, on boit beaucoup de vodka à cette table, c’est pratique la vodka, la vitesse, comme les jets, les papillons noirs s’essoufflent et n’arrivent pas à suivre, il faut faire quelque chose dit Ralph, sacré Ralph, qu’est-ce que tu deviens, je reviens de Venise, Venise, dit Gregory en s’écroulant sur la table, bousculé par Jeanine, tu as vu Allen, oui, il est chez ma belle-mère avec Orlovsky, oui, Peter est là-bas, tiens, tiens, beaucoup de creux à Venise, mais ça s’enfonce Venise, dit Villeglé, de la flotte dit Gil J, on se noiera tous dit Ralph, de la vodka d’abord dit Gregory, une minute dit le garçon, j’ai des clients à servir, très fréquenté le Nuage, même par les jeunes surréalistes, Silberman et Télémaque entre, salut, non pas salut, impassibles les mecs, une querelle de famille, ou le pop art qui leur déplait, ou les Guggenheim, le sang, la sueur et la fatigue des milliers de prolos qui ont fait la fortune des Guggenheim, ou l’ancien mariage de Peggy avec Max Ernest, Max Ernst qui a trahi, patates, les surréalistes, il y en a beaucoup qui dorment accrochés aux cimaises de la galerie à arcades construite dans le jardin du palais vénitien, oh, un tout petit palais, les mecs, un simple rez-de-chaussée parce qu’en face, de l’autre côté du Grand Canal, le doge Cornaro aimait tant la mer qu’il interdit qu’on lui en prive la vue, et dans la salle à manger, tout en versant du ketchup dans sa salade pendant que Peter met les doigts dans le nez, c’est Allen qui regarde le Jeune Homme triste dans un train de marcel Duchamp, faut pas être puritain les mecs, pourquoi, laissez-vous glisser dans le creux, à la vodka pour l’accélération, ça glisse, la machine est molle, l’homme en gris l’a vu, le feu brûle la machine, te marre pas Ralph, ça brûle, le feu, et Pegeen fait la gueule parce que, un jour, quai de Bourbon, elle a décroché un tableau-piège que Spoerri avait offert à Ralph et l’a balancé par terre, et que Ralph est devenu furieux, tu fais ça avec les œuvres de mes amis, voici ce que je fais avec ton Marx Ernst et l’a balancé dans la cheminée, et tous les invités, dégrisés, se sont mis à quatre pattes pour souffler sur les flammes, les papillons noirs ont refermé leurs ailes, les cendres de la cheminée étaient froides lorsque je suis retourné quai Bourbon, Pegeen était morte, Ralph avait peur des fantômes et avait emmené chez lui les Soft machine qui étaient venus à Paris, à la nuit psychédélique du palais des sports, et nous avons passé la nuit à parler avec Michael Ratledge, et Bob Wyatt, et Kevin Ayers, et à boire de la vodka, de la vodka pour l’accélération, puis le notaire des Guggenheim à fait poser les scellés sur l’appartement, Ralph est parti en Angleterre, je le revois de temps en temps ; il m’a appris qu’en mai 1968 les scellés ont été brisés, la porte enfoncée, un comité d’action y a siégé, le bordel, Ralph s’étonne, mais non, c’est normal, un creux, […], normal mon pote, Allen a roulé jusqu’en Inde, il est revenu avec l’enseignement des swamis, suivre son cœur en fait de gourou, pourquoi pas, Claude Pélieu est à New York, San Francisco, Hobolulu, je ne sais plus, des creux partout, Out of nowhere, Cut city, ses lettres se suivent, bulletin from nothing, Hallucinex 33 « et toi ? good news… le grand craquement… j’espère être à  NY en mars, et voir Jean-Jacques, Marie Beach travaille… en pleine bagarre. Son fils à State Collge sème la merde… parfait… les tièdes de la Beat generation nous font chier… qu’ils aillent se branler avec leurs prix, etc. Shit ! Shit ! Shit ! mes cheveux repoussent… ah ! ah !... Rupture avec l’ensemble des revues, tous se révèlent commerçants, putasses, etc., etc. Vinceremos… Mort aux cons… Say hello to little Éliane… P.-S. J’ai reçu de Burroughs un long texte attaquant la Scientologie fasciste… il aimerait le publier à Paris, difficile, les éditeurs veulent des cut-up, pas ce genre de cri… si c’est possible nous le traduirons… ensuite, j’écrirai à William… très important… situ peux voir cela aussi… j’imagine que tu es occupé, mômes, travail, et la merde là-bas… l’horrible tarte française… enfin dis-moi… », lettres de partout de Claude, coups de sabre au crayon feutre de toutes les couleurs, down the pigs, dessins pornos, say hello, Mary Beach, Sylvia Beach, Adrienne Monnier Shakespeare and Co, Joyce, Dedalus, dédale, labyrinthe, creux du temps et l’espace où s’accumulent les rameaux secs de notre arbre généalogique, où la fumée épaisse de l’Herbe aux sorciers estompe les bords du trou, vraie, pas vraie, je m’en fous, je n’accepte pas d’autre histoire de l’art, de la littérature que celle-là. / La filiation des ensorcelés.

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