lundi 9 avril 2012

Lectures – Le Singe appliqué

Extraits :

[…] Je suis revenu d’un voyage en stop au Sahara avec Gil et Françoise. Guy-Ernest a eu des mots avec la Mère Moineau. Il a entraîné la bande rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, au Tonneau d’Or. Je tape la Mère Moineau de cinq mille francs. Elle ne veut pas. Je suis obligé de lui laisser mon alliance en gage. Je vais au Tonneau d’Or. Je m’emmerde. La bande est là. Plus des nouveaux. Gilles Ivain. Et Henri qui prétend descendre de Saint Louis et qui s’est fait une petite renommée, deux ou trois ans plus tôt, parce qu’il avait été arrêté par les flics alors qu’il cherchait à faire sauter la tour Eiffel. Il revient d’un voyage aux Caraïbes. Il prétend représenter Georges Arnaud qui est là-bas et auquel le succès du Salaire de la peur a conféré une certaine auréole. Arnaud, prétend-il, serait d’accord avec nous pour faire sauter un monde avec lequel nous ne sommes pas d’accord. Moi, je ne suis pas d’accord. J’ai raison. J’ai tort. Je me tape du rouge. Je m’emmerde. J’ai raison. J’ai tort. Je suis bourré. Guy-Ernest pontifie. Je sors ma ceinture et je fouette Françoise. Gilles Ivain intervient. Ça ne se fait pas, paraît-il. / Et ta gueule, sale con, ça se fait ? Je sais bien que ça ne se fait pas. J’ai tort. J’ai raison. Je m’emmerde.
[…]
Voilà, le temps a passé. Je suis devenu un germano-pratin de longue date, comme on dit connement. Oui, le Quartier, Moineau, c’est ma famille, et ma famille me fait chier. / La porte s’ouvre peut-être sur l’inconnu, mais la serrure est rouillée. J’ai envie de la faire sauter d’un coup d’épaule, j’essaie, ça ne marche pas, pas assez de recul pour prendre l’élan. / Le train-train du quartier a remplacé un autre train-train. J’ai envie de briser toutes les horloges que je vois. Et de me soûler à mort. / Et toujours les mêmes circuits. Intangibles. Et toujours cette agitation dérisoire, la quête inutile. T’as vu machin, t’as vu chose. Quelque part. Ailleurs. En rond. / Sortir de Chez Moineau, prendre à gauche, Le Bouquet, salut madame Arlabosse, un Upman, anonyme, ça va pas durer, bientôt, je les ferais venir de La Havane avec des bagues à mon monogramme, salut Tristan Tzara, mais non, le cavalier, pas comme ça, sinon l’autre va prendre le pion dans le coin et faire mat, salut, oui, monsieur l’Aa, même si je ne sais pas encore qu’un jour dans un cimetière, je jetterai des iris bleus au fond de ta tombe, en regardant du coin de l’œil les mecs du Parti prêts à bondir sur nous pour sauvegarder la carcasse que tu leur a vendue, au revoir Arlabosse, salut, teinturier, fricote pas comme ça la sœur de Chariot sous la porte cochère, Le Metro, salut Chariot, Chariot ne répond pas, il surveille sa femme en train de servir en douce un bol de Viandox à Wols, ça l’inquiète, Chariot, en bon Auverpin, car madame Chariot oublie de faire payer Wols qui est fauché et accepte en échange des petits dessins qui ne représentent rien, revenir en arrière, passer devant La Chope gauloise, des connards affalés sur la banquette qui se tapent des soupes au fromage, plus loin, traverser la rue de Rennes, place de la Croix-Rouge, Le Carrefour, que dalle, tous des branques, les singes du Vieux-Colombier, eh merde, Michel de Ré, tu vas te pousser, je passe, salut Roger Blin, plus loin, à l’angle de la rue des Saints-Pères et de la rue de Sèvres, Le Sauvignon, boire un petit quincy, le père Ruffaut en a de chouette, salut Jean Follain, toujours juge de paix, salut George Montaron, sortir, descendre la rue des Saints-Pères, revenir par le boulevard, où peuvent-ils être, chez Lipp, non, pas chez Lipp, le maître d’hôtel va encore essayer de me virer et va falloir faire le coup de poing, dommage, la bière est bonne, bien tirée, j’aime, et la choucroute, j’aime, mais les clients, trop de têtes de nœuds, que des têtes de nœuds, la choucroute, chouette, le chef pose une de choucroute bien lavée dans une grosse cocotte en fonte, salut Maritain, t’as le bonjour de Bernanos, il recouvre la choucroute de vin blanc coupé d’un tiers d’eau, hé ! du riesling le picrate, salut Paul Fort, mon prince, salut Dédé, tu vas pas encore nous refaire la coup de l’apocalypse, quelques carottes coupées en tranches, des oignons blancs, du poivre et du genièvre en grains, et puis, ah oui, des clous de girofle, salut François, comment va à Malagar, la récolte de la graisse d’oie, salut Schumann, fait pas semblant de ne pas voir Maritain, hé, trop fort, le feu, plus doux, marmiton, déjà une heure, allons, un peu de lard fumé et du petit salé, salut Huxley, ils vont se marrer, les hippies, quand on leur dira qu’aujourd’hui leur maître a bu un coup à la table de Frédéric Dupont, du saucisson de Lyon, un petit-jésus, du cervelas, des saucisses, bien, bien, salut Sékou Touré, t’assois pas ici, il y a déjà Robert Lacoste, il va t’écraser, salut machin, le chef étale la choucroute sur un grand plat d’argent, miam, j’aime, pas pour moi, j’me tire, trop vite, un coup d’épaule à Thierry Maulnier, pas grave, bats Thierry Maulnier, si tu ne sais pas pourquoi, lui, il le sait, vite, la choucroute m’a donné faim, La Reine Blanche, tas d’pédés, Le Royal Saint-Germain, salut Nounours, salut Wols, salut Bandeira, n’avez pas vu Joël, au Barbac, bon, plus tard, un verre, oui, un demi, plus tard, je reviens, faire semblant d’aller pisser, passer au fond de la salle, près de la table qui sert le buffet froid, piquer quelques tranches de jambon, du Parme, chouette, le rosbif est beau, tant pis, dans la poche, ça fait des taches, un demi, alors Wols, ça boume, fini le Viandox, crapule, ciao, traverser, droit devant, ne pas voir Le Flore et Les Deux Magots, ça pue, passer vite, rue Saint-Benoît, Le Montana, salut Borg, paie-moi un gin-fizz, un chouette, un verre givré, le bord frotté avec un zeste trempé dans du sucre en poudre, chouette-couette, encore un autre, Borg, tu veux pas, crapule, je te retrouverai entre le zist et le zest, salut Salacrou, qu’est-ce que tu fous là, tu crois pouvoir vendre de la Marie-Rose à Juliette et à Anne-Marie, salut machin, bye, plus loin, La Librairie, salut Catherine, elle est chouette, Catherine, bien roulée, dommage que Corbassière lui ait déjà mis la main dessus, salut Descarrière, salut Dry-fish, salut François, duc de Liancourt, salut Armand de, qui en attendant d’hériter gagne son argent de poche en posant pour les pères nobles dans les photos-romans, salut Dominique, salut Annabel, salut, non, pas lui, Boris, ni son groupe, des bourgeois, des roturiers anoblis dans des principautés du Quartier par des pisse-copies qu’ils font semblant de mépriser et qui créent leur légende, quelques mois déjà qu’il a essayé de nous faire virer du Tabou, des filles mineures, des fumeurs de kif, des jeunes loups qui ricanent en voyant les singes littéraires, il aime pas ça, Boris, tourner le dos à cette table, salut machin, t’as pas vu Joël, sortir, Le Bonaparte est à deux pas, salut Khateb Yacine, t’as pas vu Hafis, vous êtes brouillés, savais pas, il t’a foutu un poing dans la gueule, sacré Fafid, salut mec, rue de l’Abbaye, trottoir de droite, because les flics en face, plus loin, tourner à gauche, rue Jacob, La Bar Vert, salut Tristani, salut Riquette, je t’aime bien la grosse Riquette, mieux que Marcelle l’ancienne taulière, non Riquette, j’ai pas envie de faire un 421, demain, salut Gabriel Pommerand, salut Roxane, chouette Roxane, les yeux, z’avez pas vu Isou, salut, plus loin, tourner à gauche, rue de Seine, chez le père Constant, un verre de cahors, faucher en douce un morceau de fromage de Rocamadour qui traîne sur le comptoir, salut Giraud, t’as pas vu Joël, revenir sur mes pas, à La Palette, salut Wols, salut Bandeira, un petit verre, non, pas directement, je suis passé par le Montana, salut, plus loin, rue de Buci, tourner à droite, un petit coup au Chais de l’Abbaye, salut Schom-Schom, ça va, plus loin, Le Mabillon, salut marquis de Villanova, toujours grand d’Espagne, salut Guillain, pas vu Joël, sers-moi un ballon, Jean, tu peux me prêter cent balle, d’accord, je t’en dois déjà deux cents, ça fera trois, c’est tout, merci Jean, tu es le roi des garçons de café, salut Smart, salut Mauroc, alors Jean-Paul Comte, la vue toujours aussi basse, salut Robert Sabatier, ça va mon gros, salut Le Quintrec, salut jean Sénac, bye, traverser le carrefour, La Pergola, salut Gaby, j’ai besoin de cinq sacs, prête-les moi, merci Gaby, sers-moi un petit verre d’alcool de noix, alors pied-noir, tu prends toujours le petit-neveu de tante Zizine pour le rejeton d’un armateur grec, salut Gaby, bye, revenir Chez Moineau, merde, ça va fermer, les copains déquillent au Saint-Claude, aller avec eux, salut Jeannette, salut Madeleine Auerbach, oiseau de feu, salut Joël, je te cherche, toi aussi, tu es passé par là, par là, et par là, moi aussi, mec, évidemment mec, on va chez le père Quillet, d’ac mec, tu en es, Jean-Michel, go, chouette, le Père Quillet, à l’angle de la rue du Four et de la rue Bonaparte, un bon vieux de soixante-quinze berges qui s’obstine à ne servir dans son troquet que du pinot blanc de Savonnière et du cabernet rouge de La-Roche-aux-Moines, quel pinard, la quintessence, mais nous, on ne va pas dans son troquet, on se sert au sous-sol, un pote à nous, un jour, a repéré la cave, on y va toutes les nuits, à trois ou quatre, un petit travail sur le cadenas et on emporte un stock de pinot blanc, chouette Père Quillet, chouette, chouette, qui refusera de porter plainte lorsque plus tard on sera fait aux pattes par les flics, laissez, les petits, s’ils aiment le bon vin… et on retourne au Saint-Claude sécher les boutanches au fond de la salle, quatre heures, Jeannette va fermer, c’est l’heure du Barbac, plus loin, descendre la rue de l’Échaudé, prendre la rue Jacob, l’Université, tourner dans la rue du Bac, jusqu’au bout, salut Blanche, je serai sage, promis, je ne referai plus de boutures avec tes géraniums, je n’égrènerai plus tes fleurs d’hortensia pour les offrir aus filles, c’est promis, salut Yvonne ; un demi, tu me fais un croume jusqu’à demain, salut machin, salut Antoine faut pas pleurer mon gars, paraît que tu pleures pas toujours, on m’a dit ça, mais moi, je ne t’ai jamais vu qu’n larmes avec des tas de nénettes, qui répètent extasiées « qu’est-ce qu’il est sensible l’Antoine », peut-être bien, ou alors c’est le vin blanc qui ressort, salut Favrel, salut Pablo, salut Bébert, ça va ton taxi, salut Popo, salut Françoise la dingue et Françoise la pas dingue, salut la môme Daniélou, fini le coup de tes écrevisses dans le lac du bois de Boulogne pendant que je te récite du Mallarmé, salut madame Warda, salut Raymond Hains, salut Villeglé, salut Tonio, salut Garans, salut Cardinal, salut vieux Serge, salut Mézianne, salut Maréchal, salut Audiberti, salut Camille Bryen, paie-moi un verre de blanc nous parlerons des heures de Nokter Balbulus, Nokter le Bègue qui fut écolâtre de Saint-Gall, salut vous, tous, les misfits, les laissés-pour-compte de l’âge d’or, les déracinés, les migrants, les mutants, salut les chie-l’âme, salut les paumés de tous les matins, salut les ombres. […]

Jean-Louis brau, Le Singe appliqué, Le Dilettante.

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