mardi 10 avril 2012

Lectures – Portrait d’Alexander Trocchi

Extrait du chapitre : La Beat connection

Même si a cette époque, il n’a pas fait grand-chose, le romancier Alexander Trocchi a lui aussi hanté les coulisses de la scène londonienne des années 1960. Dans les années 1950, il s’est fait un nom à Paris comme rédacteur en chef du magazine Merlin. Il a aussi relancé la carrière de Samuel Beckett en publiant ses romans aux éditions Merlin. Puis il est parti à New York où il a fréquenté les cercles de la Beat Generation et de Greenwitch Village. Il habitait une péniche sur l’Hudson et prenait de l’héroïne. C’est la matière  de son roman de 1960, Cain’s Book [Le Livre de Cain], un récit vivant de sa dépendance à la drogue que sa femme Lyn a assemblé  à partir de ses notes. Trocchi est retourné en Angleterre après avoir pris la fuite des États-Unis en avril 1961. Il était en liberté provisoire, mais il a utilisé le passeport de son ami Baird Bryant pour passer au Canada. George Plimpton en fut quitte pour pyer la caution de cinq mille dollars, car il s’était imprudemment porté garant pour Trocchi. La police avait trouvé une ordonnance d’héroïne au nom de Trocchi qu’il avait donnée à une jeune fille de seize ans. Il a été arrêté pour avoir donné de la drogue à une mileure, il risquait la chaise électrique. Trocchi était coupable, et la police aurait pu le prouver. / L’écrivain Ned Polsky se rappelle le séjour de Trocchi à New York : / « D’une certaine façon, Alex était quelqu’un de mauvais, parce qu’il transformait les gens en junkies. Plus d’une fois, Alex m’a supplié d’essayer l’héroïne… Des tas de gens trop faibles, dont certaines femmes avec qui il est sorti, sont devenus accros à cause de lui. C’est terrible. Si l’on pense à la vie des junkies à l’époque, et même aujourd’hui encore, il les condamnait à une vie épouvantable, et je trouvais que c’était criminel. L’héroïne est devenue le moteur de toutes ses protestations, de tout son réquisitoire anarchiste et existentialiste contre le pouvoir. Il faisait tout son possible pour encourager sa consommation. »
[…]
Après quelques problème avec la justice de Glasgow, Trocchi que Lyn et leur jeune fils, Marcus, avait rejoint, s’est installé à Londres en mars 1962 dans un appartement de Kilburn. Il gagnait un peu d’argent comme lecteur chez Weidenfeld & Nicolson et faisait de temps en temps des conférences ou des émissions à la radio. Jusque-là, Trocchi avait passé peu de temps à Londres, mais Guy Debord, le fondateur de l’Internationale situationniste (IS), l’a aidé à mieux connaître la ville. À Paris, il a participé à l’Internationale lettriste dès 1955, puis il a été membre de l’IS. Il est même resté particulièrement longtemps dans le mouvement, puisque Debord ne l’a exclu qu’en 1964.
[…]
En 1963, il a eu une magnifique idée de toxico : le Project Sigma. Il permettait surtout à Alex de s’attribuer les idées et les œuvres des autres en les intégrant à son Sigma Portfolio, une collection de documents ronéotés qu’on ne pouvait se procurer qu’n payant une coquette souscription. Alex savait être convainquant. Il aurait pu faire carrière dans la publicité. […]
[…]
Mais son lectorat potentiel n’avait pas les moyens de payer le prix exorbitant de l’abonnement, et, quand il ajoutait de nouvelles pages au portfolio, il était rare que les souscripteurs les reçoivent parce que Trocchi n’avait jamais de quoi régler les frais de port. […] En trois ans, Trocchi a publié trente-neuf livraisons, souvent d’une seule page, et la plupart des documents lui étaient directement donnés par l’auteur ou un autre éditeur. Par exemple, The Invisible Generation [La Génération Invisible] de William Burroughs a été publié dans International Times où il a dû être lu par cinquante mille personnes environ. Burroughs a demandé au journal d’en faire un tiré à part pour Trocchi qui le harcelait depuis des mois pour avoir un de ses textes. Sigma en a seulement distribué une centaine d’exemplaires.
[…]
Même si Sigma avait d’une manière ou d’une autre fonctionné, le projet aurait inévitablement fini dans le chaos parce que Trocchi était incapable de travailler avec quelqu’un d’autre. […] En 1966 Alex et Lyn ont emménagé dans un luxueux appartement au dernier étage d’un immeuble d’Observatory Gardens, entre Holland Park et Kensington Street. Trocchi avait déniché ce bon plan par hasard. […] l’endroit est devenu lui aussi un repaire d’artistes et de drogués. […] Il se procurait son héroïne et sa cocaïne en toute légalité dans la clinique de Mme Frankau à Wimpole Street, mais la police surveillait quand même Observatory Gardens parce qu’elle savait qu’il fournissait les autres. Lors d’une descente, les policiers ont mis la main sur 2000 livres de bijoux, volés au Hilton Hôtel par un des hôtes de Trocchi. Ils ont aussi trouvé de l’opium et des résidus de haschisch dans le narguilé, mais Trocchi était déjà une autorité reconnue sur la drogue. C’était le « gentil toxico » de la BBC. Trocchi avait non seulement le bras long, mais il était difficile de prouver quoi que ce soit contre lui. Il prétendait, en effet, donner « des conseils sur la drogue », même si, en réalité, il cherchait surtout à convaincre le plus de gens possible de consommer de l’héroïne. Alex a réussi, par exemple, à persuader Dan et Jill Richter d’en prendre. Les conséquences ont été désastreuses. Ils ont perdu un enfant, et dan est resté accro pendant des années. Une nuit Lyn a elle-même étouffé accidentellement son bébé. Normalement, les réflexes de la mère l’empêche de rouler sur son enfant quand elle dort, mais l’héroïne avait tellement émoussé ses sens que le nouveau-né est mort. On a conclu à une mort subite du nourrisson. Après plusieurs dépressions nerveuses dues à sa dépendance, Lyn est morte le 9 novembre 1972 d’une défaillance hépatique provoquée par une hépatite. Puis les médecins ont diagnostiqué un cancer à la gorge à Mark, le fils d’Alex et de Lyn, qui avait quinze ans. Trois ans plus tard, le 21 mao 1977, il est mort à son tour. Fréquenter les Trocchi n’était pas une partie de plaisir. Le 15 avril 1984, Alexander Trocchi est mort d’une pneumonie, et neuf mois après, son fils Nicholas, âgé de dix-huit ansn s’est suicidé en se jetant du toit de l’immeuble Observatory Gardens.


Barry Miles, Ici Londres !, Une histoire de l’underground londonien depuis 1945, Rivage Rouge.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire