jeudi 8 septembre 2011

Lectures - Guy Debord et la mélancolie révolutionnaire

Ma thèse, c’est donc que le rapport entre la révolution et la mélancolie chez Debord n’est ni un hasard ni un récit et constitue peut-être le cœur même de sa « théorie » et de ses actions. Je comprends la théorie du spectacle comme une théorie structurellement mélancolique et je veux essayer d’esquisser avec Debord une théorie mélancolique de la modernité. Bien entendu, cela ne veut pas dire que cela soit simplement la théorie imputable à l’individu mélancolique « Debord ». La mélancolie est structurelle — et on peut dire que, chez l’hégélien Debord, la mélancolie, c’est l’affect anti-hégélien ou a-hégélien ; la mélancolie, c’est l’effet d’une relève toujours suspendue et inachevée. Mais inversement, la nécessité ou l’urgence d’une révolution de la praxis de la vie quotidienne, naît aussi de cette mélancolie structurelle.

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[Benjamin et Debord]
Pour Benjamin, donc, le monde vide, c’est le monde dans lequel la praxis de la vie, des gestes du quotidien n’ont plus aucun rapport avec la transcendance — avec ce qui transcende la vie et la met en rapport avec les morts, le salut, la rédemption. Benjamin parle d’un monde dans lequel « il n’y a aucune différence entre les actions des hommes » (« die Menschenhandlungen sich nicht unterschieden »). Pour Benjamin, ce monde vide donne alors naissance à une nouvelle forme de théâtre : c’est le Trauerspiel, littéralement : « le jeu du deuil », le théâtre baroque. Benjamin annonce qu’il ne faut pas le comprendre en partant du héros, comme dans la tragédie grecque, mais en partant du spectateur. C’est le spectateur qui, habitant un monde vide et dont les gestes n’entretiennent aucun rapport avec la transcendance, se console avec la contemplation de ce théâtre. Il est seul dans cette consolation, même lorsqu’il est parmi d’autres, et il ne se console que pour un temps limité. Dans la représentation du Trauerspiel, dit Benjamin, « le sentiment [de la tristesse] donne une vie nouvelle, comme un masque, au monde déserté, afin de jouir à sa vue d’un plaisir mystérieux » (« Trauer ist die Gesinnung, in der das Gefühl die entleere Welt maskenhaft neubelebt, um ein rätselhaftes Genügen an ihrem Anblick zu haben »). Donc, la modernité, ce n’est pas simplement l’évidement du monde, c’est aussi sa réanimation artificielle, opérant comme un masque ou une prothèse. Si la réforme est l’évidement du monde, la contre-réforme y répond par une forme spécifique du spectaculaire. Ce spectacle ne donne pas une réponse aux questions liées au salut, mais met en scène l’impossibilité d’une réponse. Si donc l’histoire du salut est interrompue ou abîmée, les morts dont la vie éternelle n’est plus garantie y retournent sous la forme de spectres. Ils ne sont pas sauvés, mais les vivants peuvent tout de même entretenir avec eux un rapport mélancolique.

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J’ai déjà remarqué comment Benjamin annonce que depuis l’abolition de la valeur des bonnes œuvres par Luther, « il n’y avait aucune différence entre les actions des hommes » car la praxis n’entretient plus aucun rapport avec la transcendance et est rejetée dans la stricte immanence. Le temps n’est plus « encadré » par une histoire du salut mais perçu comme une « cataracte » d’unités homogènes et vides. Pour Marx, de même, la praxis des hommes devient homogène et interchangeable quand elle est mesurée comme temps de travail pour former la seule « substance sociale » des sociétés capitalistes. Comme « travail », donc comme « travail abstrait », les actions des hommes ne se distinguent plus, elles n’ont plus rapport qu’à elles-mêmes : le « travail » unifie et homogénéise toutes les pratiques de l’homme qui deviennent universellement interchangeables. À la racine de l’analyse de la valeur de Marx, il y a aussi une mélancolie structurelle.

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De ce point de vue aussi, on peut établir un rapprochement entre la théorie de Benjamin et celle de Marx et de Lukács ; si selon la théorie du fétichisme de la marchandise et de la réification, ce n’est que le travail abstrait — donc le temps homogène — qui fait lien dans les sociétés capitalistes, si les actions et les gestes des hommes deviennent interchangeables dans une immanence globale, c’est aussi une forme de théâtre — ou bien de spectacle — qui répond à cet évidement du monde et de la praxis humaine : le théâtre de la marchandise, mis en scène dans un espace-temps. Il offre à la société dont la seule base est le travail, autrement dit : le temps vide — le « temps irréversible », un « temps des choses », « découpé en fragments abstraits égaux », comme le dit Debord dans La Société du spectacle — il offre donc à cette société globale pour seul moyen de se reconnaître une image spéculaire. Mais cette image est toujours déjà falsifiée : parce qu’elle ne montre pas les humains, leurs désirs et leur communauté, mais des choses qui vivent, des spectres.

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Le spectacle, donc, est un « sous-produit de l’éternité » parce qu’il prétend qu’il y a quelque chose qui surpasse ou transcende la vie quotidienne. Parce qu’il est « la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse ». Mais la religion selon Debord, n’existe plus (à moins que, comme l’écrit Benjamin, elle ne se soit transformé entièrement en « capitalisme »). Il n’y a que ce monde, le monde vide, comme le disait Benjamin, il n’ya que les humains et leurs actions dans leur immanence absolue : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit à leur image, tout leur parle d’eux-mêmes » ; c’est une citation de Marx que le jeune Debord utilise souvent. Au lecteur de savoir s’il la trouve révolutionnaire ou mélancolique.

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Si la vie, c’est s’investir dans le temps irréversible sans revenu ou revenance, le spectacle, par contre, c’est la promesse d’une survie. Or le spectateur ne vit pas, il survit. Soit devant sa télévision, soit dans son abri antiatomique privé dont les images servent d’illustration à un numéro entier du journal de l’I.S. : le spectateur, le consommateur, c’est le survivant ; il conserve l’espérance eschatologique chrétienne, mais il le fait d’une manière dégénérée, et « sécularisée » ; et au lieu de faire l’expérience du vide et du « temps irréversible » comme seule expérience de la modernité, lui, le spectateur, il se console avec des spectacles qui établissent un temps « pseudo-cyclique » ; un temps qui se transforme, selon Lukács, en espace, un temps qui devient l’objet d’une contemplation passive. Dans le spectacle, on peut entrer dans le temps comme dans un espace, falsifier chaque moment de l’histoire, intégrer les arts du passé dans le présent. Tout est la de manière spectrale, réanimé à la manière d’un masque (maskenschaft neubelebt). Le spectacle, c’est la parodie de la rédemption ou bien de la relève hégélienne, sa dernière sécularisation. Le spectacle, c’est aussi la fin de l’histoire, mais une fin parodique — comme l’a déjà anticipé Marx dans le 18 Brumaire comme étape finale de la bourgeoisie.

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Chaque image, chaque geste, chaque sentiment est déjà infiltré, préformé et donc falsifié par le spectacle mondial et n’est donc qu’un signe de plus indiquant l’usure, la décrépitude et la vanité totale et irréversible du monde. Debord, le révolutionnaire mélancolique, les trouve partout ; il les lit. Car la mélancolie, selon Benjamin, est fortement liée à la notion de l’allégorie ; chaque chose peut en signifier une aitre et en général, chaque chose signifie (en tant que chose, donc en tant que fragment isolé) l’usure de la totalité et de l’unité, leur perte irréversible.

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La mélancolie qui ne voit que des fragments isolés, des pièces sans rapport organique, cherche partout l’unité perdue, mais elle est bien sûr chaque fois déçue car elle ne retrouve que d’autres fragments.

[Les extraits reproduits ci-dessus sont tirés de la contribution de Jörn Etzold à Dérives pour Guy Debord, Van Dieren Éditeur. Le lecteur pourra ainsi constater la différence qu’il peut y avoir entre le verbiage d’un Ciret et une étude digne de ce nom.]

2 commentaires:

  1. Bon, d'accord pour le verbiage de Yan Ciret mais ce que dit Jörn Etzold n'est guère mieux même en y mêlant Benjamin et Marx. Les philosophes universitaires se trompent et n'y comprennent rien : la théorie du spectacle n'est pas un discours philosophique ni une vision du monde dont on pourrait débattre dans le calme d'un amphi entre universitaires plus ou moins compétents, c'est d'abord une arme pour qui combat le vieux monde. Et là, leur verbiage philosophique ne peut être compris que comme un bruit socialement nocif.

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  2. Que Etzold soit philosophe (et dramaturge) ne suffit pas à le condamner. La théorie du spectacle comme « arme de combat » a fait long feu ; et c’est elle qui est devenue un « verbiage » inoffensif. Dans son article, en parlant de « mélancolie révolutionnaire » à propos de Debord et en le comparant à Benjamin, Etzold met le doigt sur quelque chose d’important qui permet de comprendre le parcours de Debord — et de ceux qui lui ressemblent.

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