vendredi 23 septembre 2011

Aux jeunes Dieux - Work in progress 3

Cela ne s’était pas manifesté immédiatement. Après la facilité apparente des débuts — qui laissaient bien présager de la suite —, il passa par une période probatoire où le bien-être initial fit place à la douleur. Il se mit à souffrir de violentes contractures qui l’obligeaient à traîner la jambe longtemps après qu’elles se fussent calmées, lui interdisant ainsi toute régularité dans la pratique de l’Exercice ; souvent c’était une oppression intermittente qui lui écrasait la poitrine, le laissant haleter, au bord de l’asphyxie, pendant que son cœur partait dans un galop effréné qu’il craignait, à chaque fois ne pas pouvoir stopper. Il pensa qu’il avait sans doute présumé de ses forces ; et qu’il convenait de revenir à plus de mesure : diminuer le nombre de tours qu’il effectuait et ralentir quelque peu la cadence. Ainsi fit-il. Et, en effet, progressivement, un rythme s’installa, où s’harmonisaient la distance, le souffle, et la capacité physique de la masse musculaire. C’est alors, que ce qui n’avait été jusque-là qu’un frémissement dans la chair, commença à vivre de la vie de l’esprit. Au fur et à mesure qu’il courait, un automatisme se mettait en place qui prenait le corps en charge ; et du fond obscur de toute vie — comme des profondeurs insondables d’un marécage des bulles de méthane gonflent et viennent crever à la surface — lui arrivaient des pensées qu’il ne se connaissait pas ; d’étrangères et troublantes figures qui lui faisaient signe et qu’il accueillait spontanément tant que durait le temps suspendu de la course ; mais qui ne laissaient pas de le déconcerter quand, une fois rentré, elles lui réapparaissaient la nuit en rêves ou bien, inopinément, de façon plus inquiétante, en plein jour, comme si quelqu’un, soudain, se mettait à penser à sa place — ou plutôt comme si, d’un discours sous-jacent qui se déroulerait depuis la Nuit du Temps, des bribes se mêlaient au fil du sien propre, qu’elles viendraient parasiter par endroits, entre-tissant indissociablement l’Autre Parole à la sienne, jusqu’à les confondre toutes deux dans une même contexture.

Et puis, parallèlement, il y avait ce sentiment de plus en plus précis, qu’il ne se trouvait pas encore à sa place dans la Forêt. Était-ce la majesté des grands arbres séculaires qui semblaient agiter avec réprobation leurs frondaisons sur son passage ? Ou la trop grande pureté de l’air auquel ses poumons de citadin n’étaient pas adaptés ? Quoi qu’il en soit, il revint à la Ville et poursuivit l’exercice dans le Parc — dont la proximité lui permettait, en outre de gagner un temps précieux.

Ce qu’il avait senti naître dans la Forêt, il le voyait croître à présent régulièrement — comme un être étrange, certes, mais qu’on est bien obligé de reconnaître pour sien et d’accepter comme tel — ; il en surveillait le progrès avec un sentiment de curiosité angoissée — angoisse qui finit par s’imposer jusqu’à le dominer totalement — : il y avait cette « chose » qui l’habitait et qui l’envahirait s’il ne réussissait pas à maintenir entre eux cet écart salutaire qui s’amenuisait pourtant de jour en jour avec sa capacité de résistance.

Il ne supportait plus qu’à grand peine une fatigue qui le plombait durant la journée — et le sommeil, léger, le fuyait quand arrivait la nuit formidable.

Il devenait dangereusement irritable.

Un soir qu’il était à boire dans un bistrot qui se trouvait à proximité de chez lui et où il avait ses habitudes, assis au bar devant une énième bière, l’esprit vide, il fut brusquement sorti de sa torpeur alcoolisée, par les éclats d’une voix désagréable sortie de la bouche d’un individu qui se tenait péniblement debout, accoté à l’autre bout. Il était passablement ivre et apostrophait la serveuse qui lui versait à la chaîne des « jaunes » bien tassé qu’il buvait sans presque les mouiller. Il lui infligeait depuis un moment la péroraison d’un discours alambiqué qui devait passer très au-dessus de sa jeune tête qu’elle avait fort jolie. Le quidam en question, qui devait avoir la soixantaine, était un homme corpulent, affecté d’une calvitie prononcée et portant de fines lunettes cerclées d’intellectuel. Il se faisait grossièrement insistant ; parlant fort il gesticulait de manière théâtrale, cramponné à son verre comme à une ancre de miséricorde. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il descendit posément du tabouret sur lequel il était juché et agrippa vigoureusement le philosophe de comptoir par le col d’un blouson de cuir noir étriqué qui découvrait largement sa bedaine. Il le fixa d’un regard pathétique comme il le saisissait à la gorge, lui crachant au visage : « Tu vas pas bientôt la fermer, ta sale gueule ? » Immédiatement, deux sbires qui devaient lui servir de gardes du corps et qui étaient attablés à proximité, un grand black à la carrure de boxeur et un Magrébin élégant dans un costume trois pièces, lui tombèrent dessus et le rouèrent de coups.

Lorsqu’il reprit connaissance, quelques instants plus tard, allongé sur le sol, un infirmier du SAMU lui épongeait le sang qui coulait de sa lèvre fendue et appliquait des compressent sur les hématomes qui marquaient son visage.

Il se releva péniblement, paya ses consommations, et sortit sans un mot. Il était temps de rentrer se coucher.

Le lendemain matin, lorsqu’il se réveilla après une mauvaise nuit, il se souvint d’un rêve étrange qu’il avait dû faire : il marchait dans une ville labyrinthique dont il n’arrivait pas à sortir. Tous les panneaux de signalisation, aux carrefours, répétaient invariablement : IL FAUT ALLER VERS LA LUMIÈRE.

Il décida d’aller consulter son médecin. Quand celui-ci le vit — et indépendamment de son aspect physique qui ne laissait aucun doute sur l’origine des contusions —, il fit une moue réprobatrice. Il l’examina : ça n’allait visiblement pas très fort. Rien de vraiment inquiétant ; mais il fallait être prudent. Dans un premier temps, arrêter l’alcool et tout autre excitant ; et puis prendre des vacances : se mettre au vert quelque temps.

Il sortit, l’air perplexe ; mais décidé à prendre sérieusement les choses en mains. Pourquoi ne pas faire un petit séjour sur les bords d’un lac italien ?

Il téléphona à une agence de location de voiture. Le jour suivant, aux premières lueurs de l’aube, il roulait en direction du Grand Lac.

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