1.
Il s’exerçait à tracer des cercles.
Tous les dimanches matins, il venait courir dans le Parc ; et ceux qui le croisaient là ne savaient pas qu’il accomplissait un rituel dont sa vie — et la leur aussi, peut-être bien, dépendait.
Il faisait invariablement le même circuit. Après avoir longé le petit Lac artificiel sillonné par des flottilles de canards turbulents et de grands cygnes taciturnes, depuis le promontoire rocheux où une cascade, échappée du bosquet qui la coiffe, brise en tombant l’arc de sa chute avant de s’engloutir, il passait l’Auberge au Soleil auquel il ne manquait jamais de rendre l’hommage du regard ébloui ; et s’en allait contourner le Pavillon au seuil duquel veillaient deux Sphinges orgueilleuses qui affectaient un mépris souverain pour le petit monde des visiteurs de passage ; il poursuivait par un chemin latéral, en léger surplomb, qu’il quittait soudain, comme aspiré, pour dévaler la boucle voluptueusement déliée conduisant à un pont en dos d’âne qu’il franchissait d’une traite ; porté par l’élan, il déboulait sur une placette nichée entre les arbres, au milieu de laquelle un bassin circulaire recueillait l’eau vive rejaillie des gueules pétrifiées de lions dont les têtes couronnaient la vasque supérieure de la fontaine, qu’il tournait dans la foulée ; il s’engageait enfin sous une tonnelle verdoyante où la lumière atténuée filtrait à travers les branchages entrelacés de noisetiers ; et il débouchait au grand jour face à une autre fontaine qui semblait faire écho à la précédente — mais plutôt était-ce la première qui répétait, en le multipliant, l’unique motif léonin de celle-ci — sur l’allée médiane qui coupait le Parc sur toute sa longueur. Il avait ainsi rejoint l’autre bout du Lac qu’il remontait alors, laissant rapidement derrière lui un petit Temple d’Amour en stuc — qui se trouvait être aussi un cadran solaire et astrologique ; mais cela, il ne le découvrit que bien plus tard : trop tard — qui se mirait dans l’eau complaisante ; jusqu’à ce qu’il soit revenu à son point de départ. Et il recommençait.
Une seule fois, il avait changé son itinéraire. Après la fontaine, au lieu de suivre la voie ordinaire, à travers la tonnelle, il avait pris un chemin détourné qui le fit sortir sur l’allée, à l’endroit où un qui pont enjambe le Lac permet de court-circuiter la distance ; mais il lui apparut que c’était précisément de cela, qui était essentiel, dont il ne pouvait faire l’économie et qu’il fallait, coûte que coûte, accomplir par la dépense. Aussi renonça-t-il désormais à cette voie-là.
Au début — il ne savait pas encore qu’il courrait à sa perte ; qu’il n’était que le héraut de jeunes Dieux à venir —, il avait commencé par courir dans la Forêt. Au milieu du chemin déserté de la vie, lui qui ne quittait que rarement l’étroit périmètre urbain où il habitait, voilà qu’il se mit à ressentir, venue d’une région lointaine, par delà les territoires enchantés de l’enfance, incoercible, l’impulsion du mouvement : il sortit de la Ville ; et là, comme il courait parmi les grands arbres, quelque chose se mit à battre en lui, d’une vie nouvelle, embryonnaire, qui se nourrissait de son souffle. Mais il n’éprouva, sur le moment, que le bien-être physique de l’exercice ; ce n’est que plus tard, quand il décida de quitter la Forêt et de courir désormais dans le Parc de la Ville, qu’il devait prendre véritablement conscience de ce qui était en train de commencer — et qui le mènerait si loin.
(À suivre)
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