Ce que l’on pourrait nommer « l’art du
positionnement » de Debord, dans le « jeu des avant-gardes » artistico-politiques
et littéraires en perpétuel reconfiguration, réside dans sa plasticité, qui permet
— grâce notamment à la technique du « détournement » — à partir
d’éléments qui restent les mêmes de varier les possibilités de recomposition —
et en dernier ressort d’envisager de changer de « terrain de jeu » en
décidant un « retrait des espaces artistiques ». Eric brun
écrit : « Le fait que Debord prenne partie en faveur d’un dépassement
de l’art, de la recherche avant-gardiste d’un terrain d’action dit
“supérieur”, qui excéderait les arts traditionnels avec pour objectif de “passionner
la vie”, accompagne une forme de multipositionnalité dans les arts (ou en tout
cas une transdisciplinarité) […]. / On peut même penser que ces prises de
position induisent à terme un retrait des univers artistiques, retrait qui
caractérise de fait l’histoire de l’I.S. au tournant des années 1960. » Plus
loin, il ajoute : « Rappelons à ce titre que le procès de
l’esthétique passe dès 1953 par la construction et la justification de la
prophétie d’une mort de l’esthétique. Cette prophétie est une constante du
discours et des analyses proposées par Debord. Elle lui permet de revendiquer
la valeur d’une activité menée “au-delà” de l’esthétique, dans
l’expérimentation des “ambiances” par exemple. Cette prophétie passe vers la
fin des années 1950 par la formation du concept de “décomposition culturelle”
(définis en 1958 comme le “processus par lequel les formes culturelles se sont
détruites elles-mêmes, sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de
domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles
supérieures”). »
« La perpétuation de la prise de
position contre l’art comme “contemplation esthétique” passe donc par une
prophétie de la mort de l’esthétique, mélange de construction théorique et de
bluff (“nous nous fondons sur la constatation évidente”, etc.) Cette prophétie
induit aussi une lecture spécifique (c’est-à-dire partielle et partiale) de
l’art moderne et de son sens. On l’a vu, son manifeste de 1953 (Manifeste pour une construction de
situations) sélectionne dans le passé artistique des “gestes” qui sont
alors lus comme venant confirmer la prophétie de la mort de l’Esthétique
(“l’isolement de quelques mots par Mallarmé sur le blanc dominant d’une page”,
la fuite de Rimbaud, la désertion de Cravan, etc.) » — Cette
« prophétie » est le type même de la prophétie auto-réalisatrice.
« On peut alors voir une condition de la
stabilité de ses prises de position sur l’art dans le fait qu’il tend à ramener
l’essentiel des gestes artistiques contemporains à une répétition des geste de destruction des conventions
artistiques réalisées par l’avant-garde de l’entre-deux guerres (notamment le
dadaïsme et le surréalisme). […] / Autrement dit, selon lui, il ne saurait être
question de prétendre à une “nouveauté” en matière artistique lorsqu’on se
maintient dans le cadre des arts traditionnels, “fragmentaires”, “isolés”, qui
en quelque sorte tournent à vide dans une répétition des transgressions
passées. Cherchant à opérer une démarcation à l’égard du modèle de
l’avant-garde comme tendance artistique, Debord en vient à affirmer que la
véritable création n’est pas l’invention de nouvelles formes mais bien ce qu’on
pourrait appeler un “fait de structure”, c’est-à-dire un renouvellement de
l’espace des possibles créatifs, l’invention de nouvelles conditions de
création : “Il faut signifier une fois pour toutes que l’on ne saurait
appeler création ce qui n’est qu’expression personnelle dans le cadre de moyens
créés par d’autres. La création n’est pas l’arrangement des objets et des
formes, c’est l’invention de nouvelles lois sur cet arrangement.” » Eric
brun conclut : « En redéfinissant ainsi la notion de “création”, il
lui est possible de revendiquer une “création” sans intervenir pour autant dans
la production d’œuvres artistiques. […] / Ainsi pour Debord, le rôle de
“l’avant-garde généralisée” (ou, pourrait-on dire, “totale”), est la “création”
[des] conditions de la création”, par la construction d’une société de la “créativité
permanente”. »
Cela se révèlera une tâche
insurmontable ; et débouchera sur l’échec que l’on sait. Mais cette tâche
ne devait-elle pas précisément être
insurmontable pour que sa non-réalisation apparaisse, et soit présentée à la fin, comme un aboutissement — si ce
n’est souhaitable, du moins souhaité — ; et qui implique de tout
« reprendre depuis le début » ?
Pour que Debord lui-même puisse affirmer superbement
en prenant congé : « Il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de
succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées. »
(À suivre)
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