En effet, l’I.S. se veut une avant-garde sans
troupe à faire marcher. Elle veut construire l’organisation
révolutionnaire ; mais elle ne veut pas en prendre la tête. Elle ne veut
être que le « détonateur » d’une explosion « spontanée »
qui devra lui échapper. Et elle prétend aussi, en tant que « plus haut
degré de la conscience révolutionnaire internationale », apporter au
mouvement sa propre « théorie inconnue ». Cela fait beaucoup. C’est
sans doute ce que Guy Debord appellera, bien plus tard, « ses prétentions
démesurées » ; tout en se dédouanant, parce ce que, dit-il, « il
n’y [a] pas de succès ou d’échec » que l’on puisse leur imputer — et donc
à lui non plus.
Eric Brun écrit : « L’I.S. refuse
“l’activité révolutionnaire spécialisée” […].Elle refuse l’activité militante
“spécialisée” aussi en ce qu’elle fonderait un jeu artificiel dont l’enjeu
(impur, intéressé) serait d’acquérir une autorité dans l’organisation. […] La
praxis “révolutionnaire” doit donc consister en premier lieu dans le fait de
“donner l’exemple d’un nouveau style de vie – d’une nouvelle passion”,
autrement dit, de réaliser directement l’art (les valeurs de création, de
désir, de jeu, etc.) dans la vie quotidienne. » Il marque bien la
convergence qu’il y avait sur ce terrain entre la théorie que développe l’I.S.
et la critique élaborée par Socialisme ou Barbarie : « Ce discours
typiquement avant-gardiste (il rappelle quelque peu le jugement de Debord sur
le dépérissement de l’art, par lequel il entendait justifier la formation d’un
nouveau terrain d’action culturel), se situe […] dans la continuité de celui
développé par Castoriadis dans “La mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne”. […] celui-ci, devant “l’apathie politique des masses” […], en déduit
que “la politique traditionnelle est morte” et que le mouvement révolutionnaire
doit devenir un “mouvement total concerné par tout ce que les hommes font dans
la société et avant tout par leur vie quotidienne réelle”, doit donc cessé
d’être “une organisation de spécialistes”, et devenir à l’inverse “un lieu de
socialisation positive où les individus réapprennent la vraie vie collective en
gérant leurs propres affaires et en développant par le travail un projet
commun”. »
Et il note le pouvoir de séduction qui
émanait de l’I.S., et plus particulièrement de Debord, et auquel succombait ces
jeunes militants sociaux-barbares qui avait à subir le rigorisme et la
discipline imposée par Castoriadis. C’est ainsi qu’il cite les témoignages de
Daniel Blanchard (alias P. Canjuers,
avec qui G.-E. Debord cosigna les Préliminaires
pour une définition du programme révolutionnaire) : « Et c’est
vrai qu’il y avait quelque chose de très séduisant, qui ensuite a séduit
beaucoup d’autres […], des jeunes en particulier dans le groupe. [Debord] c’est
quelqu’un qui à la fois pouvait être extrêmement chaleureux, pas du tout
prétentieux, hautain, etc. et donc bon, c’était très séduisant pour des jeunes.
Bon moi j’ai trois ans de moins que lui, mais les jeunes camarades du groupe
étaient quand même nettement plus jeunes. » ; et d’André
Girard : « On a sympathisé avec Debord pour une raison simple, c’est
qu’il était sympa. Debord c’était le grand frère, hein on buvait des pots
ensemble – très grand seigneur ! Alors vraiment, le côté… dandy de Debord,
c’est-à-dire que… quand il nous invitait (il avait neuf ans de plus que nous),
il nous invitait au restau, le petit marquis d’une certaine manière, un côté
très esthète. Et puis surtout, il nous invitait chez lui… une
disponibilité : on pouvait passer
huit jours de suite ! nuits et jours ! avec l’impression qu’il
n’y avait rien d’autre qui comptait que d’être ensemble, de vivre le moment, et
on refaisait le monde, etc. Il y avait par rapport au côté très structuré de
Socialisme ou Barbarie (on vous passait rien hein, si on avait le malheur de
raconter des conneries, on se faisait renvoyer dans les cordes très vite
hein : “mais mon vieux t’as rien lu, etc.” c’était pire que dans les
classes préparatoires)… alors que Debord : très accessible. » —
Girard idéalise manifestement ; et ne semble pas connaître la
« discipline de fer » que Debord faisait régner dans l’I.S. où on ne
s’amusait pas tous les jours.
(À suivre)
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