mardi 25 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 29



Revenons au positionnement de Debord dans le milieu des avant-gardes et à sa technique de démarquage : « […] selon un mouvement typique des successions entre avant-gardes, Debord prend le contre-pied des positions d’Isou. Pour schématiser, il reprend à son compte le refus surréaliste de l’art, et, dans le même temps, refuse le refus isouien du refus surréaliste de l’art… En retour, dépositaire de nombreuses thématiques issues du surréalisme, il doit s’en démarquer pour ne pas apparaître comme opérant un simple retour à un courant passé (et, qui plus est, routinisé), ce qu’il fait par un travail de dénomination et d’“inversion des polarités”. »

Il faut insister sur cette technique « d’inversion des polarités » dans laquelle Debord est passé maître. C’est à la fois simple et efficace : il suffit de prendre le contrepied des positions de l’adversaire tout en conservant ses objectifs. Voyons ce que cela donne avec le surréalisme : « Debord qui connaît le principe du fonctionnement du champ (le renouvellement, le dépassement), opère surtout un travail d’“inversion systématique de polarité” lui permettant de produire une position propre par rapport au surréalisme – et ceci Boris Donné l’a bien perçu et bien décrit (au point que je lui emprunte cette expression). Traditionnellement, le surréalisme cherche à dépasser le rationalisme dit “scientiste”, jugé mortifère. À cette fin, il vise à “l’exploration de l’inconscient” par “l’image poétique”, les rêves, l’automatisme, etc. De même, il se veut attentif aux “hasards objectifs”, conçus comme des révélations mystérieuses de désirs inconscients. Dans les années 1950, le surréalisme privilégie encore les pôles de l’“imaginaire” et de “l’irrationnel”. […] Tout en reprenant implicitement le projet surréaliste de “transformer le monde et changer la vie” (défini comme “programme minimum”), Debord entend pour sa part agir sur les “comportements”, les “gestes” (plutôt que “l’esprit”) en intervenant sur les “cadres” de l’existence (la “construction de cadres nouveaux”), le “milieu”, “l’ambiance” (plutôt que sur l’exploration des “images poétiques”). Il valorise le conscient contre l’inconscient cher aux surréalistes (“l’utilisation consciente du décors”, “la construction consciente de nouveaux états affectifs”, etc.). Il valorise également le “rationnel” contre “l’irrationnel” […]. Enfin il se tourne vers la “construction délibérée” plutôt que vers les résultats du “hasard”. / […] / En d’autres termes, Debord défend (dans las années 1950 surtout) une rationalisation du monde à travers une intervention consciente sur les lois qui déterminent mes mouvements de la passion. / Ceci s’accompagne d’un rejet de l’intérêt surréaliste pour les pensées ésotériques (le spiritisme, l’alchimie, la théosophie, la parapsychologie…). »

Une autre des techniques mises en œuvre part Debord dans son positionnement, consiste à apparaître sous différents masques (choisis) de « maudits ». Citons encore une fois Apostolidès : « Dès le début de sa carrière, Guy Debord est fasciné par les figures romantiques de bandit, qu’ils aient réellement existé ou qu’ils sortent d’œuvres littéraires. À côté de Lacenaire, on rencontre au hasard les noms de Gilles de Rais ou de Jack l’Éventreur, comme d’individus dont il glorifie la conduite. Parmi les figures littéraires de criminels, le personnage de Fu-Manchu, tiré des roman de Sax Rohmer, tient une place importante dans la constitution de l’imaginaire debordien. » Poursuivons. « À côté de cette mise en scène de “l’intransigeance” on trouve souvent la mise en scène d’une posture du “séditieux”. Boris Donné montre en effet comment, dans ses Mémoires, réalisées en 1958, Debord, par un jeu de références (jeu autorisé par la technique du détournement), se projette dans des figures “radicales” et “intransigeantes” de “bandits” et autres “séditieux marqués du sceau de l’infamie” tels Robespierre, le Cardinal de Retz, ou encore Cromwell. On retrouve cette même image, par exemple, dans la “préface” réalisée en 1964 par le peintre Asger Jorn (alors ancien membre de l’I.S., resté un ami de Debord et un mécène de l’I.S.) d’une brochure dans laquelle Debord présente rapidement ses œuvres cinématographiques (brochure intitulée Contre le cinéma, financée par Jorn). Dans cette préface intitulée Guy Debord et le problème du maudit, Jorn fait l’éloge du cinéaste situationniste. Notons que ce texte, corrigé par Debord lui-même, et relevant du genre de la préface élogieuse, indique sans doute autant l’image que ce dernier entend donner de lui-même, que l’image que Jorn se fait réellement de lui. / Ce texte vise clairement à faire de Debord une légende, un mythe : Jorn le présente comme une “personnalité énigmatique” et en fait un portrait en tout point “scandaleux”. […] »

(À suivre)

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