Revenons au positionnement de Debord dans le
milieu des avant-gardes et à sa technique de démarquage : « […] selon
un mouvement typique des successions entre avant-gardes, Debord prend le
contre-pied des positions d’Isou. Pour schématiser, il reprend à son compte le
refus surréaliste de l’art, et, dans le même temps, refuse le refus isouien du
refus surréaliste de l’art… En retour, dépositaire de nombreuses thématiques
issues du surréalisme, il doit s’en démarquer pour ne pas apparaître comme
opérant un simple retour à un courant passé (et, qui plus est, routinisé), ce
qu’il fait par un travail de dénomination et d’“inversion des
polarités”. »
Il faut insister sur cette technique
« d’inversion des polarités » dans laquelle Debord est passé maître.
C’est à la fois simple et efficace : il suffit de prendre le contrepied
des positions de l’adversaire tout en conservant ses objectifs. Voyons ce que
cela donne avec le surréalisme : « Debord qui connaît le principe du
fonctionnement du champ (le renouvellement, le dépassement), opère surtout un
travail d’“inversion systématique de polarité” lui permettant de produire une
position propre par rapport au surréalisme – et ceci Boris Donné l’a bien perçu
et bien décrit (au point que je lui emprunte cette expression).
Traditionnellement, le surréalisme cherche à dépasser le rationalisme dit
“scientiste”, jugé mortifère. À cette fin, il vise à “l’exploration de
l’inconscient” par “l’image poétique”, les rêves, l’automatisme, etc. De même,
il se veut attentif aux “hasards objectifs”, conçus comme des révélations
mystérieuses de désirs inconscients. Dans les années 1950, le surréalisme
privilégie encore les pôles de l’“imaginaire” et de “l’irrationnel”. […] Tout
en reprenant implicitement le projet surréaliste de “transformer le monde et
changer la vie” (défini comme “programme minimum”), Debord entend pour sa part
agir sur les “comportements”, les “gestes” (plutôt que “l’esprit”) en
intervenant sur les “cadres” de l’existence (la “construction de cadres
nouveaux”), le “milieu”, “l’ambiance” (plutôt que sur l’exploration des “images
poétiques”). Il valorise le conscient contre l’inconscient cher aux
surréalistes (“l’utilisation consciente du décors”, “la construction consciente
de nouveaux états affectifs”, etc.). Il valorise également le “rationnel”
contre “l’irrationnel” […]. Enfin il se tourne vers la “construction délibérée”
plutôt que vers les résultats du “hasard”. / […] / En d’autres termes, Debord
défend (dans las années 1950 surtout) une rationalisation du monde à travers
une intervention consciente sur les lois
qui déterminent mes mouvements de la passion. / Ceci s’accompagne d’un rejet de
l’intérêt surréaliste pour les pensées ésotériques (le spiritisme, l’alchimie,
la théosophie, la parapsychologie…). »
Une autre des techniques mises en œuvre part
Debord dans son positionnement, consiste à apparaître sous différents masques (choisis)
de « maudits ». Citons encore une fois Apostolidès : « Dès
le début de sa carrière, Guy Debord est fasciné par les figures romantiques de
bandit, qu’ils aient réellement existé ou qu’ils sortent d’œuvres littéraires.
À côté de Lacenaire, on rencontre au hasard les noms de Gilles de Rais ou de
Jack l’Éventreur, comme d’individus dont il glorifie la conduite. Parmi les
figures littéraires de criminels, le personnage de Fu-Manchu, tiré des roman de
Sax Rohmer, tient une place importante dans la constitution de l’imaginaire
debordien. » Poursuivons. « À côté de cette mise en scène de
“l’intransigeance” on trouve souvent la mise en scène d’une posture du
“séditieux”. Boris Donné montre en effet comment, dans ses Mémoires, réalisées en 1958, Debord, par un jeu de références (jeu
autorisé par la technique du détournement), se projette dans des figures
“radicales” et “intransigeantes” de “bandits” et autres “séditieux marqués du
sceau de l’infamie” tels Robespierre, le Cardinal de Retz, ou encore Cromwell.
On retrouve cette même image, par exemple, dans la “préface” réalisée en 1964
par le peintre Asger Jorn (alors ancien membre de l’I.S., resté un ami de
Debord et un mécène de l’I.S.) d’une brochure dans laquelle Debord présente
rapidement ses œuvres cinématographiques (brochure intitulée Contre le cinéma, financée par Jorn).
Dans cette préface intitulée Guy Debord
et le problème du maudit, Jorn fait l’éloge du cinéaste situationniste.
Notons que ce texte, corrigé par Debord lui-même, et relevant du genre de la
préface élogieuse, indique sans doute autant l’image que ce dernier entend
donner de lui-même, que l’image que Jorn se fait réellement de lui. / Ce texte
vise clairement à faire de Debord une légende, un mythe : Jorn le présente
comme une “personnalité énigmatique” et en fait un portrait en tout point
“scandaleux”. […] »
(À suivre)
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