« L’enfance ? Mais c’est ici !
Nous n’en sommes jamais sortis. »
Cette citation, tirée de Critique de la
séparation, est une clé pour la compréhension de l’itinéraire circulaire de Guy Debord. Debord est
resté cet orphelin solidaire, qui s’enfermait dans sa chambre et s’occupait à
découper des figures dans ses illustrés avec lesquelles il s’inventait des
aventures imaginaires. Il n’a pas cessé d’être cet « enfant perdu »
en grandissant ; mais il joue à présent sur une plus vaste scène, avec des
êtres de chairs et de sang, comme il jouait dans le petit théâtre de sa chambre
ses images. C’est ce qu’a bien compris Jean-Marie Apostolidès. Dans sa
recension du livre de Donné : Pour
mémoires, Un essai d’élucidation des
Mémoires de Guy Debord, sous le titre
de : Guy debord : imagier d’un
enfant perdu, il écrit : « La vie intime (sensible et
intellectuelle) de Guy Debord, telle qu’on peut la reconstruire, se présente
comme un forum, une place publique
fermée, ou mieux encore comme un fort
intérieur entouré de remparts successifs qui en défendent l’accès. En
adaptant librement la conception de la structure psychique avancée par Nicolas
Abraham et Maria Torok*, on peut comprendre cette construction mentale comme
une suite de couches ou d’écorces
s’additionnant les unes aux autres pour rendre impénétrable le noyau** obscur
que les deux psychanalystes définissent comme une “crypte”. Plus on avance dans
la compréhension de cette structure défensive, plus on se heurte au secret et à
l’incompréhensible. / Dans le but de se créer comme Moi, de se donner à voir
tout en se protégeant des regards menaçants ou simplement indiscret, Debord
utilise des images dont il contrôle
la forme et la fonction. On peut penser que la mise en place de ce mécanisme
date de son adolescence. Ces images découpées de leur contexte lui servent
d’interface avec le monde extérieur. […] / Guy Debord fabrique le Moi
mythologique à partir du matériau culturel à sa disposition, qu’il transforme
en autant d’images autonomisées. Celles-ci sont comme les cartes d’un jeu dont
il a inventé les figures et les règles, et qui s’apparente au tarot. En
fonction du milieu où il se trouve, il tire tel ou tel arcane. […] »
Apostolidès poursuit : « Les
figures qui forment la substance du moi mythologique détachées du contexte originel
dans lequel Debord les a rencontrées sont comme le prolongement des activités
de découpage auxquelles il s’adonnait au début de l’adolescence. Confronté à
une situation d’angoisse, il la rend supportable en découpant le réel en une
suite de pièces détachées qu’il peut réarranger à sa guise. Mais comme ces
figures sont autant de facettes de son être multiforme, c’est sa propre
personnalité qu’il transforme en individualité clivée. Pour lui je est les autres. / […] Ce système est un jeu, un théâtre socio-psychique
en constante métamorphose. […] Chacune des figures utilisées permet au
situationniste un agrandissement de son Moi et une double mise à distance,
celle de la crypte et celle du monde extérieur. Sa personnalité grand format
fascine ceux qui en découvrent les aspects multiformes. Plus ou moins forcés
d’enter dans le jeu, ces témoins ne demandent qu’à comprendre les règles pour
jouer avec lui. Mais bien vite le situationniste se lasse de ceux qui n’ont que
peu de cartes à leur disposition, ou qui ne respectent pas les règles d’échange
et de circulation par lui seul établies. Il les rejette sans explication,
abandonnant ses partenaires d’un moment à leur déception ou leur chagrin.
Plusieurs sortiront brisés de s’être assis à sa table de jeu. » — Il faut
citer ici le nom du « plus beau » de ces joueurs : Ivan
Chtcheglov.
Terminons-en avec ces citations dont
l’intérêt n’aura pas échappé au lecteur. Apostolidès écrit : « Aussi
longtemps qu’il fonctionne, l’imagier situationniste se présente comme une
collection d’images découpées et investies par Guy Debord de significations et
d’émotions. Le sens n’est pas coagulé mais fluide. […] De plus, ces figures
étant toujours associées à d’autres, elles ne prennent leur pleine
signification que dans leur confrontation mutuelle. Il ne s’agit pas d’images
fixes mais d’un jeu ; c’est moins la carte elle-même qui importe que la
dynamique de la partie. L’imagier permet à Debord de rendre supportable l’excès
de ses investissements émotionnels et aussi de sortir de soi pour entrer en
contact avec l’extérieur. Entre lui et les autres, il place ses images, non
seulement pour garder ses distances et ne pas se sentir envahi, mais aussi pour inviter ses partenaires à jouer. Le jeu se
pratique sur le mode du don/contre-don. Ne peuvent y participer que ceux pour
qui l’investissement émotionnel est aussi fort que le sien. C’est ainsi qu’il
parvient aux rapports passionnés.
Cette structure imaginale complexe
forme la matrice dans laquelle se déroule sa vie intellectuelle ; elle
constitue une vision de monde, une Weltanschauung
[…]. »
___________________
* N.
Abraham et M. Torok, L’Écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987.
** Dans Panégyrique,
Debord donne la citation suivante : « “Car de notre vie, énonçait
rudement en son temps la Règle du Temple,
vous ne voyez que l’écorce qui est en dehors… mais vous ne savez pas les forts
commandements qui sont dedans.” »
(À suivre)
Après le lourdaud sociologue Eric Brun, voilà de nouveau le fin psychologue Apostolidès, l’étudiant qui en 68, à Nanterre, n’a rien vu venir… Vous faites décidément feu de tout bois et n’êtes dégoûté par aucune incompétence !
RépondreSupprimerJe ne sais pas quel est votre problème. Brun est sociologique ; Apostolidès psychologue. Et alors ? Le travail de Brun malgré ses insuffisances est un travail sérieux construit sur une documentation hors pair qui en fait tout l’intérêt. Qu’Apostolidès n’ait « rien vu venir » à Nanterre où il était étudiant en 68, m’indiffère ; ce qui m’intéresse c’est ce qu’il dit maintenant. Que vous soyez graphologue ne m’intéresse pas non plus. Il n’y a pas besoin d’être graphologue pour savoir que ce n’est pas Debord qui a écrit : NE TRAVAILLEZ JAMAIS sur un mur de la rue de Seine ; il suffit de croire sur parole Jean-Michel Mension qui l’affirme.
SupprimerSi vous continuez à m’abreuver de stupidités, je ne vous répondrais plus.
Lorsqu’Apostolidès écrit que Debord « les rejette sans explication, abandonnant ses partenaires d’un moment à leur déception ou leur chagrin » il se réfère implicitement à ce que disait Ralph Rumney dans "Le Consul" en 1999 (p. 62) : « J’ai à ce propos une anecdote exemplaire : un jour, François Dufrêne a rencontré Guy dans la rue. Il lui a tendu la main pour lui dire bonjour. Guy, ignorant la main, lui a dit : “A partir d’aujourd’hui, je ne te parle plus.” Il ne lui a plus jamais adressé la parole et ne lui a pas donné d’explications… ».
RépondreSupprimerSans s’appesantir sur le fait que Ralph Rumney conte une anecdote dont il ne fut pas le témoin direct, il apparaît que la raison de cette rupture n’est ni exemplaire, ni incompréhensible et encore moins arbitraire.
Revenons en février 1953. François Dufrêne, qui codirige avec Marc,O. la publication lettriste "Le Soulèvement de la jeunesse", signe alors un article (« Tuteurs à gages »), dans le numéro 4 de la revue surréaliste "Médium". Ce rapprochement des surréalistes avec une fraction des lettristes est alors vu par l’Internationale lettriste comme hautement criticable.
Un article (« Vagabondage spécial ») dans "Internationale lettriste" numéro 3 (août 1953) expose la position des lettristes internationaux : « Ecœurants et fornicatoires comme un couple d’inspecteurs en civil, Dédé Breton et le Soulèvement de la jeunesse continuent un flirt assez poussé. Cela avait commencé par un article d’un certain François Du… dans le bulletin d’informations surréalistes ; cela doit continuer par la collaboration de Dédé-les-Amourettes au Soulèvement. Quand Beylot remplace Nadja, le voilà l’amour fou… En 1927, les surréalistes demandaient la liberté de Sacco et Vanzetti ; en 1953, ils se commettent avec une publication qui tire ses subsides des Renseignements généraux et de l’Ambassade américaine. »
C’est donc dans ce contexte précis qu’intervient l’anecdote rapportée par Rumney (sur laquelle le fin psychologue Apostolidès s'appuie pour ensuite définir une conduite générale et constante).
François Dufrêne savait mieux que personne dans quel contexte cette rupture avec Debord était intervenue – avant de s’apercevoir un peu tard que Marc,O. s’était pleinement vendu aux Américains pour réaliser son film "Closed Vision" et le présenter au Festival de Cannes en 1954.
Plus généralement, on notera que, quelle que soit l’époque, les exclus lettristes ou situationnistes jouent presque toujours le jeu de la diversion (Rumney par exemple expliquant que c'est parce qu'il était devenu père) ou de l’incompréhension de ce qu’il leur arrive – c’est un fait que l’on peut constater tout au long de la vie de Guy Debord. Et c’est à de tels détails qu’on reconnaît qui a été exclu pour des causes honorables ou non et qui est crédible ou non.