Respectueux de la méthodologie sociologique
Eric Brun commence par nous présenter un état des lieux de l’avant-garde
politico-artistique et littéraire au moment où le jeune Debord, et les quelques
« externes » qui l’entourent, s’apprêtent à y prendre pied.
« Au tournant du XXe siècle
dans le cadre d’une intensification de la compétition et d’un “effet de
surenchère”, “l’avant-garde” telle qu’on l’entend généralement (mouvement
littéraire identifiée par un “isme”, s’expriment par manifestes, programmes et
revues, revendiquant une rupture à l’égard des conventions artistiques) devient
un mode d’intervention privilégier dans la microsociété littéraire parisienne.
De dépassement en dépassement, ces “mouvements” successifs remettent
progressivement en cause l’ensemble des conventions artistiques jusqu’à l’art
lui-même, produisant un effet de “dé-définition” de l’art […]. / De nombreux
historiens ou sociologues de ces “mouvements d’avant-gardes” du XIXe
et XXe siècle ont alors remarqué la résurgence fréquente de
tentatives de leur part pour associer
une subversion des conventions littéraires/artistiques à une
transformation de l’ordre social, dans une sorte de synthèse entre
avant-gardisme artistique et politique (tentative dont l’une des incarnations
les plus connues en France est sans doute celle du surréalisme de l’entre-deux
guerres). L’orientation politique de l’I.S. vers les courants se réclamant du
mouvement ouvrier “révolutionnaire” n’est en effet guère inédite. » Les
lettristes, et les lettristes internationaux dissidents emmenés par Debord,
s’inscrivent donc tout à fait dans ce « créneau » où ils ne sont pas
les seuls mais où ils espèrent bien se distinguer.
Il va donc s’agir, pour Brun, d’examiner la
spécificité de ce qu’il nomme « l’“espace de positionnement” de Guy Debord
dans les années 1950-1960 » — ce qu’il fait dûment équipé de l’appareil de
catégorisation bourdieusien qui entrave quelque peu son mouvement ; mais
c’est le prix à payer pour le chercheur en sociologie. Passant en revue les
« années de formation » du jeune Debord, il note que« [l]’attirance
de [celui-ci], dès l’époque du lycée, pour l’avant-garde littéraire, a pour
corolaire une dévaluation de la certification scolaire (ou au moins l’affichage
d’un mépris pour l’école). » ; il ajoute : « Il faut dire
que l’abandon des études est un élément constitutif de la mythologie du
mouvement surréaliste. » qui est grande référence du jeune Debord.
« Dans l’ouvrage de Maurice Nadeau, on peut lire : / “Pour les membres
du groupe, défense de travailler ! Aragon, Breton, Boiffard, Gérard
abandonnent leurs études de médecine, d’autres la Sorbonne tou[t] ce qui leur
permettait d’avoir une “situation” dans la vie. » Brun poursuit :
« En résumé, tout se passe comme si Guy Debord s’appropriait lors de
l’adolescence une culture hautement distinctive, marquée par le surréalisme,
intériorisait l’ethos spécifique du
poète d’avant-garde – rapport positif à soi dans le négatif et le tragique de
la figure du poète scandaleux, révolté,
et maudit – et n’avait, par ce fait même, plus besoin d’une réussite scolaire
(et professionnelle) pour se reconnaître
comme accédant à un certain statut sociale » Et plus loin :
« […] tout porte à croire que les écrits de l’avant-garde dadaïste/surréaliste
et leurs mythes (la vie d’Arthur Cravan par exemple, les thèmes du suicide, du
désordre, de la jeunesse perdue, etc.) ont apporté au jeune Debord, adolescent
bourgeois prédisposé à une rupture vis-à-vis de la destinée bourgeoise, les
aliments d’une mise en question du sens de la vie et de sa médiocrité
actuelle. » C’est bien dire ; mais ce n’est pas suffisant puisqu’il
ne rend compte là que de « l’écorce ». Il fallait encore dégager le « noyau » ;
et pour cela interroger l’enfance et les jeunes années de Debord au-delà des
simples éléments biographiques : mal aimé par sa mère, élevé par sa
grand-mère, écarté d’un père tuberculeux qu’il perd bientôt — bref essayer
d’entrer dans la psychologie du jeune Guy ; ce qui excède le rôle et le
domaine strict du sociologue, il est vrai.
(À suivre)
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