C’est dans ce contexte qu’il faut replacer sa
rencontre déterminante avec celui qui fut pour le jeune Debord un « frère
jumeau » : Ivan Chcheglov alias
Gilles Ivain. En effet cette amitié entre les deux hommes ne peut pas être
considérée comme un épisode parmi les dautres du « grand jeu »
situationniste auquel Debord n’a cessé de jouer. Il est regrettable qu’Eric
Brun ne lui accorde pas la place qui lui revient de droit : la première —
et la dernière, puisque le vieux Debord le réintégrera in fine dans la « geste héroïque » dont il fut la figure emblématique.
Brun retient surtout le Formulaire pour un urbanisme nouveau que Debord ne
pouvait manquer d’inclure dans le numéro d’ouverture d’I.S. — avec hommage convenu au « camarade » disparu ;
et un vague appel à un retour éventuel.
Brun met en rapport « la recherche d’un
nouvel urbanisme » qui constitue un thème central pour les lettristes
internationaux à l’époque et la rencontre de Debord et Chtcheglov — à juste titre : « Ces
proposition [relatives à un urbanisme unitaire] se sont construites en lien
avec un nouveau membre de l’I.L., Ivan Chcheglov. […] Contre Le Corbusier,
accusé d’écraser l’homme sous des “masses ignobles de béton armé”, il s’agit
d’inventer, par l’intermédiaire d’une architecture dont “l’aspect changera en
partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants”, de “moduler la
réalité, de faire rêver”. » Le Formulaire
sort tout droit des expérimentations effectuées par les deux
« frères » pendant leur brève et intense relation ; mais quand
il paraîtra Chtcheglov aura déjà disparu à l’horizon, dériveur malheureux, abandonné
aux vents mauvais par son « frère » Guy, qui continuera à jouer sans
lui. Mais tout « partisan de l’oubli » qu’il s’affirmât, il ne pouvait
oublier ce frère-là ; et pour cause : c’est avec lui qu’il devait jeter
les bases de ce qui sera l’essentiel du programme de la futur Internationale
situationniste : « […] Debord et Chtcheglov “expérimentent” et
commencent à théoriser ce qu’ils appellent la dérive […], exploration de
l’espace urbain visant au dépaysement par le passage successif à travers des
ambiances contrastées, ainsi qu’à la connaissance de soi, et qui devra être
pour Chtecheglov l’activité principale des habitants des villes nouvelles. […]
La pratique de la dérive et une nouvelle cartographie serait le fondement de la
psychogéographie comme science expérimentale des déterminismes cachés que les
lieux et leurs décors exercent sur les individus qui les traversent. »
Il est assez difficile de savoir qui, de
Chtcheglov ou de Debord, a joué le rôle moteur dans cet élaboration tant ils
semblent avoir été sur la même longueur d’onde. Cependant, il semble que
l’apport de Chtcheglov ait été déterminant. C’est sans doute lui qui a fait
connaître à Debord le roman de Lev Kassil : Le Voyage imaginaire où deux frères s’inventent un monde de rêve
dont ils entreprennent l’exploration : « “Le monde était pour nous
une rade encombrée de navires, la vie une navigation perpétuelle, chaque jour
un nouveau voyage.” / Dans la Préface un
peu tardive qu’il glisse après les premiers chapitres, Lev Kassil s’attache
à préciser les rapports entre géographie réelle et géographie imaginaire. Il
met aussi en relief les motivations profondes des deux enfants, leur hostilité
à l’égard d’un monde adulte qui leur paraît non seulement fermé mais plus
encore fini. », écrivent
Jean-marie Apostolidès et Boris Donné dans : Ivan Chtcheglov, Profil perdu.
Ils ajoutent qu’« on peut […] relever dans Le Voyage imaginaire deux motifs en résonance avec l’univers intime
d’Ivan. La Schwambranie est la création partagée de deux frères ; elle est
le secret qui cèle leur complicité. Évoquant son enfance dans [un] texte
autobiographique […], Ivan insiste sur sa situation de fils unique et sur le désarroi
qu’elle a fait naître en lui. Il n’est pas excessif de dire que toute sa vie
Ivan sera à la recherche d’un frère, d’un double avec qui construire et
explorer un espace de fiction. Chaque être élu pour tenir cette place dans son
imaginaire, on le verra, sera à la fois une source d’épanouissement et la cause
de son malheur. »
On pourrait remarquer que le jeune Debord se
trouvait dans une situation assez similaire — mais il était plus solide que
Chtcheglov. Un autre point qui rapprochait les deux « frères », Guy
et Ivan, est certainement la méfiance envers les femmes — les mères surtout.
Apostolidès et Donné écrivent : « Cette complicité fraternelle se
fonde aussi sur la mise à l’écart des femmes. Dans le roman de Lev Kassil,
l’invention de la Schwambranie est la conséquence de la perte de la Reine d’un
jeu d’échec. » Cette Reine une fois retrouvée sera enfermée par les deux
frères dans une « belle petite grotte de coquillage, oubliée de
tous », située dans la chambre de la mère, où elle fut « condamnée à
un exil perpétuel ».
(À suivre)
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