Pour une critique de l’avant-gardisme
L’Unique et sa propriété
« Et maintenant,
doux et fidèle serviteur Sancho, entre, en chevauchant ton grison, dans la
puissance personnelle de l’Unique, “use” ton “unique” jusqu’à la dernière
lettre, lui dont la force, la vaillance et le titre merveilleux ont été chantés
déjà par Calderon dans la strophe suivante :
« L’unique —
Le héros valeureux.
Le noble chef,
Le superbe chevalier,
L’illustre paladin,
Le chrétien toujours
fidèle,
L’Heureux amiral
D’Afrique, le sublime
monarque
D’Alexandrie, le caïd
De Barbarie, le Cid
d’Égypte,
Morabite, et Grand Seigneur
De Jérusalem. »
Karl Marx, Idéologie
Allemande.
Toutes les avant-gardes sont dépendantes du
vieux monde dont elles masquent la décrépitude sous leur illusoire jeunesse.
Une des conditions pour que la nouvelle théorie et le nouvelle pratique
révolutionnaires aillent de l’avant est alors une critique radicale de
l’avant-garde en tant qu’ultime déguisement du vieux monde néo-théologique de
la séparation marchande dans ses tentatives perpétuelles pour se maintenir
identique à lui-même dans de nouvelles
apparences de changement.
Notion confuse et véritable « fourre-tout »,
l’avant-garde, sauf dans le domaine militaire et donc politique, ne relève pas
du concept. En revanche, le contexte économique et social où une telle notion
peut apparaître et prospérer est parfaitement déterminé : le monde
dominant qui multiplie les scissions, les séparations, les inégalités dans le
développement global et donc les retard
dans tous les domaines.
La théorie et la pratique de la secte
d’avant-garde permettent de fuir magiquement cette dure réalité moderne dans laquelle il faut au
contraire se situer de façon déterminée, non bien sûr pour l’entériner et s’y
complaire, mais pour la combattre radicalement. Effort désespéré pour s’unir au
monde dans un monde où cela est radicalement impossible, l’avant-garde est une
ces réalités bâtardes qui poussent la théorie au mysticisme et dont la fonction
est de pallier l’absence d’un mouvement global de contestation.
Le mouvement Dada, malgré son isolement et
l’hostilité générale qu’il rencontrait, n’a jamais cherché à s’ériger en
avant-garde. Dada est devenu une avant-garde malgré et contre lui, quand le
mouvement révolutionnaire global qui le sous-tendait et qu’il exprimait dans
une subversion totale au niveau de la sphère culturelle est retombé. C’est
l’échec de la révolution qui l’a finalement constitué en avant-garde dans cette
même sphère culturelle séparée ainsi scandaleusement prolongée, qu’il
vomissait.
L’avant-garde politique (Lénine et les
Bolcheviks) et l’avant-garde artistique (Breton et les surréalistes) ont fini,
lamentablement, par se rejoindre dans la colossale faillite stalinienne.
Ultime embrasement d’un monde mort,
l’Internationale situationniste apparaît à une époque où la séparation
s’accentue, et elle s’imagine alors préfigurer le nouveau monde. Plus
prosaïquement, elle n’est que le résultat d’un temps où elle se voit encore
trop en avance pour intervenir ; lorsqu’elle finit par s’y résoudre, elle
épouse aussitôt les formes dominantes de l’époque. Confrontée avec la notion
d’avant-garde, et sans même la critiquer, l’I.S. l’a adoptée par la force des choses, avec une joyeuse
naïveté. Crée dans la phase la plus avancée de la décomposition du vieux monde
de la culture, à partir des débris de gauche du groupe lettriste et d’autres
groupes aux préoccupations analogues, elle a repris leurs prétentions, tout en
s’affirmant la seule avant-garde authentique. L’Internationale situationniste
est la conjonction des avant-gardes dans l’avant-gardisme1. Elle a
confondu l’amalgame de toutes les avant-gardes avec la synthèse et la reprise
de tous les courants radicaux du passé.
La pratique avant-gardiste a pu être une
période particulièrement pauvre pour le mouvement révolutionnaire, un pis-aller
permettant de maintenir vivante certaines exigences fondamentales, mais d’une
vie artificielle menacée sans cesse de
dégénérer en son contraire monstrueux. Que peser alors d’une I.S. qui se
cramponne à une telle notion et refuse d’en démordre à un moment où le monde
lui-même exige autre chose.
Sortit de la nuit du possible pour accéder au
jour de la réalité, c’est affronter réellement
les problèmes réels, notamment celui désormais central d’une organisation
révolutionnaire d’un type nouveau qui à tous les niveaux se développerait dans
le monde dominant et contre lui, sans jamais le reproduire en rien. Ce projet,
ouvertement proclamé par l’I.S., ne saurait obtenir le moindre semblant de
réalisation dans la cadre étriqué du petit groupe d’avant-garde auquel elle se
réduit. Pour apprécier à sa juste valeur cette vente à la criée de banalités
révolutionnaires qui éveillent un sentiment bienfaisant jusque dans la poitrine
de l’honnête étudiant, pour mettre en
évidence la petitesse, le caractère local et borné de tout ce mouvement, et
notamment le contraste tragi-comique entre les véritable exploits de ces héros
et les illusions sur ces exploits2, il est nécessaire d contempler
tout ce spectacle d’un point de vue qui se situe au-delà de l’I.S. Il faut
démystifier la Sainte Famille Situationniste, opposer le sérieux du négatif au
manque de sérieux qui caractérise de plus en plus l’ensemble des activités de
l’I.S.
___________________
1. Si on peut être d’avant-garde dans une
sphère séparée et déterminée, c’est que l’avant-garde accepte le monde de la
séparation et l’entérine, car elle en vit. Mais qu’est-ce qu’une l’avant-garde
par rapport à l’ensemble du mouvement réel sino a priori une idéologie et un
mensonge.
2. À propos de l’« affaire » de
Strasbourg, cf. : « Contribution à la rectification des jugements du
public sur quelques événements récents et leur signification » — à
paraître.
(À suivre)
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