Après la liquidation des artistes l’I.S. va
se reconvertir en « école de pensée » révolutionnaire de pointe :
« Il faut bien finir par se spécialiser, dit Gilles. »
« Tout en revendiquant une “praxis
révolutionnaire” dans la cadre de luttes propres au sous-champ politique
révolutionnaire, l’I.S. fait avant tout figure, dans les années 1960, de groupe
de théoriciens : il s’agit pour l’I.S. de produire une théorie du capitalisme
moderne et de la vie qui y est “organisée”, et de diffuser celle-ci dans les
milieux intellectuels et révolutionnaires. […] On pourrait même parler à ce
propos d’“école de pensée”, en ce qu’on retrouve dans l’I.S. des années 1960
une pratique des cercles politiques qui s’apparente à l’institution scolaire.
[…] La politique du recrutement révèle cette nature du groupe comme “école de
pensée”. L’I.S., sous prétexte de refuser les disciples (justement pour faire
de l’I.S. un groupe d’égaux, ne pas être une école, etc.) se confère un rôle
d’examinateur de la “cohérence” et de “l’activité personnelle” des aspirants
situationnistes. […] On le voit lorsque Debord demande à un aspirant ou un
groupe d’aspirants, comme première manifestation, de produire un texte critique
sue l’I.S. […]. »
Pour la « nouvelle I.S. », les
choses sont simples : la pratique c’est la théorie — se trouve ainsi
évacué tout le côté « expérimental » qui avait fait la richesse de la
période précédente. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’il y a un petit côté
léniniste, dans cette conception d’une avant-garde composée de « révolutionnaires
professionnels » dont le rôle est d’être le « phare » de la « révolution
qui vient » : « Le rôle que l’I.S. se donne est pour une part
celui de producteur de la théorie du capitalisme moderne qui doit “éclairer” le
présent afin de définir la nature du prochain mouvement révolutionnaire
prolétarien. Les situationnistes expliquent ainsi en 1964 que “l’I.S. se
propose d’être le plus haut degré de conscience révolutionnaire international”
et s’efforce en conséquence “d’éclairer et de coordonner les gestes de refus et
le signes de créativité qui définissent les nouveaux contours du prolétariat,
la volonté irréductible d’émancipation”. »
Bien sûr cette pratique de la théorie est
conçue comme quelque chose d’unitaire : la pratique nourrissant la théorie
qui elle- même nourrit la pratique en retour : in girum :
« L’I.S. définit donc la praxis “révolutionnaire”,
ou plutôt le rôle de l’avant-garde dans la période pré-révolutionnaire, comme
un travail de production / diffusion d’une théorie dite “cohérente” du
capitalisme moderne, couplé d’un travail d’expérimentation / exemple en acte
d’un nouveau style de vie. Pour l’I.S., ces deux aspects sont censés être
indissociables. » Mais pour écarter toute tentation de ne voir dans cette
I.S. new look qu’une « école de
pensée » de plus composée « d’instituteurs du peuple » —
fussent-ils plus intelligents et plus beaux que les autres —, il convenait de mettre
les choses au point et de bien montrer que si « […] d’un côté, l’I.S.
estime le rôle du théoricien “indispensable”, de l’autre, elle conteste
d’emblée son caractère “dominant”. » ; et qu’« [e]n d’autres
termes, le théoricien révolutionnaire ne peut se voir reconnaître ce statut selon
l’I.S., que si et seulement s’il garde à l’esprit l’objectif central de sa
propre disparition dans le mouvement révolutionnaire […]. » Le
« théoricien » selon l’I.S. doit donc se trouver dans perpétuel
« état d’évanescence » — un théoricien « fluide » en
quelque sorte — ce qui est censé devoir le
prémunir contre le fâcheux inconvénient de voir une nouvelle fois, au cours de
l’opération, l’or la théorie se
changer en plomb idéologique.
Tout cela est bel et bon ; mais quel en
a été le résultat. C’est ce que nous verrons dans l’épisode suivant.
(À suivre)
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