mercredi 28 novembre 2012

Quelle était leur « pratique réelle » ? / 2 – Une (petite) histoire belge


[Présentation : « Une suite, invitant à d'autres rêveries... », tirée des « Souvenirs » de Paul Kobisch – un ami de jeunesse du situationniste mulhousien Théo Frey – qu'il a mis en ligne sur son site, cette anecdote pour vrais fans, concernant Vaneigem : elle le campe fugitivement comme directeur d'un club privé – c'est-à-dire heureusement autre chose que correcteur chez Gallimard... C'est évidemment séduisant, on a envie de le croire, même si le caractère très délirant de nombreux passages du texte de Kobisch a tendance à ternir la crédibilité de son témoignage... (A. Bertrand)]


Au bar je pose ma question classique, où peut-on trouver Raoul ? Le barman me regarde au fond des yeux et après une hésitation me montre du doigt une table occupée par un couple apparemment occupé à bavarder : – « Demande à la belle brune que tu vois là, elle pourrait te renseigner. » – Dont acte. Dix minutes plus tard, la belle et moi sommes dans un taxi à destination d’Uccle, la banlieue chic de Bruxelles. Béatrice, car cette fois elle s’appelle bien Béatrice, n’a pas hésité longtemps pour répondre par l’affirmative à ma question. Dans son regard j’aperçus immédiatement autre chose qu’un intérêt neutre pour une rencontre avec le situationniste en réalité fort peu connu dans son propre pays, et pour cause, il n’avait encore rien publié, sauf, dit-on, des romans pornos dont il tirait le plus clair de ses revenus. Dans le taxi même, deux corps faisaient déjà connaissance, avant même d’arriver à l’adresse où nous aurions une chance de rencontrer Raoul. Dans le taxi flottait un parfum de Genève by night, et je reste sur mes gardes, pendant un certain temps…

Le situationniste belge dirigeait en sous-main un autre de ces clubs privés, ce qui paraissait à cette époque une excellente manière de faire du business en Belgique, puisqu’il suffisait d’avoir un appartement assez grand et de quoi investir dans un mobilier minimum. Mais le club de Raoul c’était tout autre chose. Une splendeur dans l’Europe du néon et de la bakélite faisant sa mue vers le plastique. Généralement ces clubs n’étaient guère autre chose, donc, que des appartements négligemment transformés en bistrots. Ici on pénètre dans une grande salle aménagée un peu comme une salle de château fort, mais sur la base d’un dessin architectural dans un style Bauhaus très élaboré, qui faisait penser à une salle de spectacle de luxe, avec des tables très confortablement réparties dans l’espace et un mobilier qu’un Stark n’aurait même pas pu imaginer. À la place de la scène il y avait un immense tableau, mais, pardon, ce n’était pas un tableau, mais une scène iconique vivante. De quoi s’agit-il ? Simplement d’une vaste peinture couvrant presque tout un mur, où chaque visiteur du club pouvait venir ajouter son illumination artistique, un tableau vivant qui changeait au gré des soirées et des membres plus ou moins inspirés. Ce gadget culturel illustrait à sa manière la destruction de l’art tel qu’inspiré par Dada : l’art n’est pas un objet, l’art ne peut pas se figer ou se fossiliser dans la chose objective, l’art doit pouvoir vivre comme tous les êtres biologiques. Il s’agit là de l’un des fondements de ce que les ignorants appellent le Situationnisme, alors que Debord précise dès le numéro 1 de sa revue qu’il n’existe pas de Situationnisme, mais seulement des situationnistes. On pourrait aussi dire sur la base de ce qu’on a vu naître depuis ces années, que cette œuvre n’était qu’une sorte d’installation permanente, un événement en mouvement permanent, certains auraient dit un happening. Béatrice et moi prenons place sur l’un des tabourets moelleux qui entourent de petites tables rondes et commandons la spécialité du lieu, un cocktail fait de cognac chauffé dans lequel on fait glisser de la crème fraîche sucrée. Une sorte d’Alexandra avec une saveur et un parfum de sabayon, car la crème remontait au-dessus du cognac, et on dégustait l’alcool à travers elle, une invention de génie dont nous abusâmes longtemps. Raoul arrive quelques minutes plus tard. Je me présente de la part de Théo que Raoul a déjà rencontré plusieurs fois à Paris chez Guy, rue St-Jacques, où il avait déjà fait ma publicité, et une chaleureuse ambiance s’installe jusqu’à l’aurore. Raoul est une sorte de bon grand géant belge, le type même du bon vivant qui n’hésitait pas à pratiquer et à théoriser un hédonisme non tragique, en somme il écrivait des prémices pour la fête de Mai 68. On se promet de se revoir à Paris très bientôt, du moins dès que je serai sorti de prison, et Raoul me montre les bonnes feuilles de son premier Best-seller qui devrait paraître chez Gallimard vers la fin de l’année. Re-taxi, cette fois direction le « cot » 1 de Béatrice où la nuit se termine un peu comme celle de Genève, mais cette fois ma confiance reste inébranlable, et pourtant si j’avais su !...

Il y avait, cependant, quelque raison de ne pas désespérer. L’espoir était venu avec les dix premiers numéros de l’I.S, l’Internationale Situationniste, une revue qui nous avait tous fasciné et dont nous attendions ce qu’on appelle ironiquement les « lendemains qui chantent ! ». Les mots de Debord, Vaneigem, Jorn, Constant, et de tous ceux qui parfois n’ont écrit que quelques lignes dans les pages de l’IS, nous enchantent. Ils tranchent brutalement avec le stalinisme dont nous avions vécu les conséquences sur le terrain, parlent enfin de la vie quotidienne sans théoriser comme le faisait alors Henry Lefebvre du haut de sa chaire strasbourgeoise, ouvrent des vannes soudées depuis des millénaires par les idéologies, par l’idéologie en tant que telle. Et puis nos amis les plus proches, Théo Frey et sa sœur Edith y publient alors leurs premiers textes. Bref, la lutte peut continuer au moment où la France commence enfin à se taire sur la scène mondiale avec la fin de ses guerres coloniales et s’endort jusqu’au fameux éditorial de Viansson-Ponté dans Le Monde qui se voit contraint de diagnostiquer : « La France s’ennuie ».


[Étonnant non ?]

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