mardi 27 novembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 7



Cette histoire de « désintéressement » tient visiblement à cœur à Eric Brun ; en tout cas le fait qu’il y revienne de manière insistante, montre que cela lui semble être un principe explicatif nécessaire à la compréhension de l’investissement de Jorn dans l’I.S. « On l’a vu, c’est dans la continuité se son intérêt au désintéressement que Jorn se tourne vers les lettristes-internationaux. » ; et c’est cet « intérêt au désintéressement » qui serait « une des raisons principales de son maintient dans l’I.S. » alors qu’« il connaît une reconnaissance internationale ».

Sur sa lancé, il s’égare même jusqu’à postuler une rivalité sous-jacente entre Jorn et Debord que la notoriété nouvellement acquise du premier aurait désamorcé, le libérant par là-même en tant que théoricien : « En effet, à mesure que le succès international de Jorn se fait sentir vers la fin des années 1950, son rôle dans l’I.S. tend semble-t-il à évoluer. […] au tout début des années 1960, il publie de nombreux articles dans la revue Internationale situationniste, participe à la rédaction du manifeste du 17 mai 1960, tente d’apporter des développements aux perspectives situationnistes d’une construction d’une nouvelle vie marquée par le jeu (à travers la « situlogie »), et ne recule aucunement devant les premières interventions du mouvement dans la philosophie politique (il les précède même)*. Il se saisit pleinement de la revue situationniste comme d’une tribune intellectuelle, d’autant qu’il ne craint désormais aucune représailles de Debord. » Mais quelles « représailles » avait-il donc à redouter de la part un Debord (avec qui il venait de fonder l’I.S.) qui ne pouvait pas se passer de lui ? On a vu que Jorn était tellement éloigné de la crainte de quelques représailles que ce soient de la part de celui-ci qu’il en a toujours fait à sa tête dans et hors de l’I.S. ; et l’on sait aussi que Jorn a toujours été un inlassable producteur de théories, le nombre de ses écrits dans ce domaine en témoignent.

Eric Brun ne semble manifestement pas saisir que l’association de Jorn et de Debord s’est construite sur ce que j’ai nommé une division du travail. C’est pour cela qu’il écrit : « On peut penser que, dans l’esprit de Jorn, le fait de laisser à Debord le leadership théorique est conçu par Jorn comme un choix non définitif. » Il en veut pour preuve « un texte non publié de 1960, [où] il exprime sa position sur le mode de fonctionnement du groupe en ces termes : “il est évident que le système hiérarchique classique est inconciliable avec la méthode situationniste. Chaque situationniste se prépare dans l’immédiat à prendre la direction temporaire du mouvement en réalisant un effort qui est en même temps exceptionnel dans l’immédiat […].” » Mais il ne voit pas que c’est une phrase que Debord pouvait parfaitement écrire lui-même ou revendiquer ; et que le choix — définitif ou pas — de Debord est justement un choix dicté par cette division du travail et que Jorn ne le remet pas en cause par ce qu’il sert ses intérêts.

Il semble, pour les mêmes raisons, trouver étonnant que « malgré [la] présence accrue de Jorn dans les écrits situationnistes et l’appropriation par d’autres groupes des perspectives “situationnistes” (le groupe allemand Spur, le situationniste danois Jörgen Nash), la position dominante de Debord dans la définition de la théorie et du langage de l’I.S. n’est jamais réellement menacée. » Mais cette position n’est pas menacée précisément parce qu’elle repose sur un accord entre les deux hommes. Et c’est encore la même incompréhension qui lui fait écrire : « Ainsi, malgré l’activisme indéniable de Jorn dans la production théorique du mouvement situationniste, en particulier à partir de 1960 (soit un peu avant son éloignement du groupe – entre 1961, date à laquelle il démissionne officiellement, tout en y participant sous un faux nom, et 1962, date à laquelle il semble effectivement se situer hors de l’I.S.), cela ne remet pas en cause fondamentalement le leadership théorique de Debord sur l’I.S. » Le « leadership théorique de Debord » ne peut pas être remis en question par Jorn parce qu’il l’a voulu et que rien n’a pu le faire changer d’avis ; et son « éloignement du groupe » s’est fait en accord avec Debord — ainsi évidemment que sa participation « occulte » à l’I.S., sous le pseudonyme de Keller, après sa démission.

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* Eric Brun fait référence à la brochure de Jorn : Critique de la politique économique d’inspiration clairement marxiste.

(À suivre)

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