Eric Brun est bien conscient du « double
jeu » de Debord ; mais il n’arrive pas à le concevoir comme découlant
d’un accord au sein de l’I.S. entre Jorn et Debord où chacun joue sa partie. C’est pourquoi il a du mal à s’expliquer que
Jorn « pendant qu’il participe l’I.S., soit de 1957 à 1961-1962,
[poursuive] parallèlement une carrière de peintre somme toute assez
traditionnelle » ; et que « [p]our une grande partie de ses
expositions, elles ne présentent aucun rapport avec le mouvement
situationniste ». C’est ainsi qu’il présente le soutient effectif de Debord comme une tentative
« de mettre en scène un Jorn sans cesse plus “radical” dans son refus de
l’art établi (“La part la plus intéressante de l’activité de Jorn depuis dix
ans a consisté […] à chercher les conditions d’un certain dépassement de l’art
d’aujourd’hui. […] Le mérite de Jorn, alors que beaucoup d’autres se
satisfaisaient promptement du demi-résultat de programmes assez pauvres, fut de
poursuivre une critique toujours plus radicale) », c’est-à-dire au mieux
comme une incongruité, alors qu’elle a manifestement une raison d’être qu’il refuse de voir.
Pourtant, il est capable d’écrire, par
exemple : « On a montré que la dissociation entre l’image de Jorn et
celle de l’I.S. est en partie favorisée par l’I.S. elle-même, à l’initiative
notamment de Debord : il faut, pour Debord (et bien sûr Constant) [à
l’époque], mais avec l’accord de Jorn sans doute, ne pas laisser confondre
l’I.S. avec la position de Jorn comme peintre “installé” dans les milieux de la
penture “officielle”. » Et tout en affirmant que « si Debord accepte
le statut particulier de Jorn dans le mouvement, il continue de percevoir
celui-ci comme trop “fantaisiste” (du fait de ses fréquentes disparitions) et
de le critiquer de temps à autre pour cette raison. » — qui en tout état
de cause ne constitue pas un casus belli
— ; il est bien obligé d’admettre que « Debord, à en juger en tout
cas par sa correspondance, apparaît rapidement assez “bienveillant” vis-à-vis
d’une telle “fantaisie” ». Mais la « bienveillance » de Debord
va bien au-delà de la « fantaisie » qu’il pouvait trouver dans le
comportement de Jorn.
En tout état de cause, l’accord entre Jorn et
Debord était suffisamment fort pour qu’il résiste à l’exclusion des peintres (1962)
décidée par Debord ; même si l’on peut penser que Jorn était plutôt
retissant devant une mesure aussi radicale — ce qui pourrait expliquer qu’il
« s’éloigne de l’I.S. sans qu’il y ait de vraie rupture publique »,
comme le note Brun. C’est vers cette époque (1961), en effet, que Jorn démissionne
de l’I.S. « (on parle dans la revue de “circonstances personnelles qui
rendent extrêmement difficiles la participation à l’activité organisée de
l’I.S.”). “Officieusement”, il continue d’y “participer” sous un faux nom,
celui de George Keller. » Ce qui ne peut évidemment se faire qu’avec le
plein accord de Debord.
Eric Brun qui veut toujours voir plutôt une
opposition qu’un accord entre les deux hommes écrit : « À l’évidence,
entre 1962 et 1964, Jorn s’éloigne non seulement pratiquement mais aussi
subjectivement de Debord. Il explicitera en 1964 sa position, dans un texte peu
connu et intitulé Signes gravés sur les
églises de l’Eure et du Calvados. Certes, il y présente Debord comme un
fertile “promoteur d’idées nouvelles”, reste manifestement son ami jusqu’à sa
mort, et tous les témoignages laissent à penser qu’il continue à financer à
l’occasion les activités situationnistes même après la scission. Il n’est pas
moins manifeste que Jorn désavoue dans ce livre l’orientation prise par l’I.S.
depuis la scission. » Jorn « désavoue » certainement en partie l’option « hyperpolitique »
choisie par Debord pour l’I.S., mais il ne s’y oppose pas — sans doute parce
que d’une certaine manière il la
croit nécessaire ; ce qui explique qu’il n’y ait pas de rupture avec
Debord. D’un autre côté, il comprend suffisamment la position des
scissionnistes, notamment de ceux qui vont créer un deuxième Internationale
situationniste (dont son propre frère Jörgen Nash), pour participer avec eux à
la rédaction du manifeste de celle-ci. Et si Jorn ne va pas plus loin,
« [i]l n’en reste pas moins que la Déclaration
de Stockholm [acte de naissance de la seconde I.S.], adopté en 1962
s’inspire très clairement des prises de positions de Jorn. »
(À suivre)