mercredi 29 mai 2013

Cryptanalyse d’In girum / 18



La justification de l’action des situationnistes se poursuit. Lucidement, pour cette fois, le commentaire énonce : « C’est parce que l’ennemi a poussé si loin ses erreurs, que nous avons commencé à gagner. » Mais peut-on parler là de victoire ? Dans cette course de vitesse au changement engagée avec l’adversaire c’est l’I.S. qui devait perdre. À une autre époque, dans un court-métrage évoquant la jeunesse désœuvrée du Quartier, Debord disait : « Un film d’art sur cette génération ne sera qu’un film sur l’absence de ses œuvres. ». Il s’agissait alors du champ artistique qui était encore un champ d’inactions subversives. Il doit reconnaître à présent que sur le terrain plus vaste de la guerre sociale la subversion situationniste n’a rien pu faire. Le paysage désolé qui constitue le décor de ce temps d’apocalypse est la preuve de la victoire totale de l’adversaire. « Ce qu’ils ont fait montre suffisamment, en négatif, notre projet. » dit le commentaire. Piètre consolation. Et encore : « Leurs immenses travaux ne les ont donc mené que là, à cette corruption. » Aveu amer de l’échec. Ne reste que la jouissance nihiliste du désastre : « Voilà donc une civilisation qui brûle, chavire et s’enfonce tout entière. Ah. Le beau torpillage. » À l’écran on voit « [c]uirassé [qui] donne de la bande et coule. »

Vient alors le temps de la retraite pour le « brave ». On revoit la maison des montagnes d’Auvergne. Debord cite Li Po : « Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l’adieu, – je lui demandai le but de son voyage. – Il me répondit : je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ; – je m’en retourne aux monts Nan Chan pour y chercher le repos. » Ce poème a été mis en musique d’une manière particulièrement déchirante par Mahler dans Le Chant de la terre — « Dunkel ist dans Leben, ist der Todt. » — ; c’est aussi la musique de Malher qui sert d’accompagnement à La Mort à Venise de Visconti. Debord achève son testament : « […] il n’y a pas de succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées. » Qui y a t’il donc, alors ? Il n’y a rien. Le jeune Marx est lui aussi convoqué, à cet enterrement de première classe, qui a écrit à Ruge que c’était la « situation désespéré » de l’adversaire qui seule le « rempli[ssait] d’espoir » La boucle est bouclée. In girum s’achève sur l’image du miroir vide de la lagune ; et sur l’évocation de la sophia qui ne « viendra jamais ». In girum s’achève mais ne finit pas. « À reprendre depuis le début. », donc.

C’est ce que nous allons faire — dans le cours du mouvement ; et conséquemment par son côté circulaire.

(À suivre)

Cryptanalyse d’In girum / 17



La nostalgie de la jeunesse perdue s’exprime dans le détournement d’un quatrain d’Omar Káyyám : « “Quand nous étions jeunes… » — mais la jeunesse est morte. « Vois le fond de tout cela : que nous arriva-t-il ? – Nous étions venus comme l’eau, nous sommes partis comme le vent.” » » Et encore des images de guerre : « Travelling depuis un avion qui mitraille des troupes débarquées sur une plage, les dispersant. » L’heure est venue du bilan. Debord apparaît en Lacenaire avec un dernier extrait des Enfants du paradis : « […] Lacenaire revoit Garance qui lui demande : “Dites-moi plutôt de que vous êtes devenu ?” Et il lui répond : “Je suis devenu célèbre. Oui, j’ai réussi quelques méfaits retentissants […].” Garance sourit : “mais c’est la gloire, Pierre-François.” Et lui : “Oui ça commence… Mais, à la réflexion j’aurais tout de même préféré une éclatante réussite littéraire.” » Cette dernière phrase de Debord / Lacenaire prend une résonance singulièrement ironique à l’heure de la célébration de la BnF — bien loin de celle qu’elle pouvait avoir alors.

Le rétrospective se poursuit par la déclinaison des différentes demeures habitées par notre « héros ». À Paris, la « maison, impasse de Clairvaux » ; « [u]ne autre, rue Saint-Jacques » ; encore « [u]ne autre, rue Saint-Martin ». En Toscane, « [u]ne autre, dans les collines du Chianti » ; « [u]ne autre à Florence ». Et, pour finir, sa dernière demeure « [d]ans les montagnes d’Auvergne » — elle ne le deviendra en fait que bien plus tard, après son suicide. Le commentaire prend alors le ton funèbre d’une oraison avec un détournement du Testament de Villon : « “Où sont les gracieux galants – que je suivais au temps jadis ?“ Ceux-là sont morts ; un autre a vécu encore plus vite, jusqu’à ce que se referment les grilles de la démence. » Les « morts », dont les photos apparaissent à l’écran, sont : « Ghislain de Marbaix » ; « Robert Fonta » ; « Asger Jorn ». L’« autre » est Ivan Chtecheglov qui est évoqué encore une fois à travers la figure du Prince Vaillant d’Harold Foster ; et une dernière séquence du film de Carné et Prévert : « Gilles chante, enchaîné dans sa prison des “Visiteurs du Soir” : “Triste enfants perdus, nous errons dans la nuit […]. Le diable nous emporte sournoisement avec lui […]. Notre jeunesse est morte, et nos amours aussi.” » À l’écran se succèdent : « Une inconnue. » ; « Une jeune amante d’autrefois. Un autre, contemporaine. D’autres amies du temps passé. » — parmi celles-ci, Michèle Bernstein et Éliane Papaï ici réunies dans le « café de jeunesse perdue ».

Suivent une série de photos de Debord lui-même aux différents âges de sa vie ; dont celle prise dans un miroir par Alice. La série se clôt sur « [l]e dernier autoportrait de Rembrandt. » On peut, à ce propos, se rappeler d’une ancienne déclaration de Debord en ouverture de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps : « Nous, nous avons beaucoup d’orgueil, mais pas celui d’être Rembrandt dans les musées. » dans laquelle il est difficile de ne pas voir aujourd’hui l’ironie qui ne s’y trouvait certainement pas alors.

(À suivre)

lundi 27 mai 2013

Cryptanalyse d’In girum / 16



Cet éloge prend les allures d’un panégyrique qui ne supporte « ni blâme, ni critique » : « Je n’ai jamais trop bien compris les reproches qui m’ont souvent été fait, selon lesquels j’aurais perdu cette belle troupe dans un assaut insensé, ou par une complaisance néronienne. […] » Mais In girum est aussi un Panégyrique avant la lettre.

Le film peut alors passer à la seconde époque. Paris tombée aux mains de l’ennemi : voici Florence. « Après cette splendide dispersion, j’ai reconnu que je devais, par une soudaine marche dérobée, me mettre à l’abri d’une célébrité trop voyante. […] » À l’écran un extrait du Terroriste : « Un homme passe au croisement de rues désertes, à Venise. » Allusion à la « célébrité, clandestine et mauvaise » revendiquée par Debord et indication de la prochaine étape ; peu avant le black-out qu’il va imposer au spectateur : « Carton : “Ici les spectateurs, privés de tout, seront en outre privés d’image.” » Le commentaire poursuit — « L’ÉCRAN RESTE NOIR. » — par une « justification » de Debord sur sa conduite exemplaire. Il s’achève sur l’annonce qu’In girum sera son dernier film : « Le résultat de ces recherches, et voilà la seule bonne nouvelle de ma présente communication, je ne le livrerais pas sous la forme cinématographique. »

Comme c’était le cas pour Paris, Florence est principalement montrée à travers des photos aériennes qui permettent la vue panoptique : le regard de haut et de loin ; et une reproduction d’un panorama de la Fiorenza du Quattrocento. Cette évocation n’oublie pas les « amoureuses », grandes ou petites : « Alice et Céleste. » ; « Céleste nue. » ; et « Une Florentine. » qui lui est l’occasion de convoquer Dante : « “Chacune est citoyenne d’une véritable cité, mais tu veux dire celle qui a vécu son exil en Italie.” »

Mais le temps marche vite. Florence ne sera qu’une brève station sur le chemin de l’exil : « Et moi aussi, après bien d’autres, j’ai été banni de Florence. » — on revoit « [l]e visage de Céleste », puis « d’autres filles dévêtue ». Comme dans le film de Visconti, Venise se profile à l’horizon dans une lumière crépusculaire : terminus. Le commentaire dit : « De toute façon, on traverse une époque comme on passe la pointe de la Dogana, c’est-à-dire plutôt vite. » La pointe de la Dogana, c’est aussi la pointe de la Salute que l’on voit longtemps à l’écran. Au-delà, ce sont des « eaux inconnues » ; qui deviendront, à la fin d’In girum, cette « grande étendue d’eau vide » comme un miroir où plus rien ne se reflète ; et sur laquelle s’inscrit : « À reprendre depuis le début. » Le bateau affrété par Debord qui traverse tout le film se dirige à présent vers l’Arsenal qui, une fois contourné, le mènera à sa destination : « l’Île des Morts ».

(À suivre)

samedi 25 mai 2013

Cryptanalyse d’In girum / 15



Mais revenons. La suite du commentaire évoque le développement de l’action des situationnistes : « Tout au long des années qui suivirent, des gens de vingt pays se trouvèrent pour entrer dans cette obscure conspiration aux exigences illimitées. Combien de voyages hâtifs ! Combien de rencontres dans tous les ports d’Europe ! […] » À l’écran se succèdent les photos de quelques-uns des protagonistes de l’aventure : « Asger Jorn » ; « Pinot-Gallizio » ; « Attila Kotányi » ; « Donald Nicholson-Smith ». Mais dès le commencement la fin est déjà présente. Debord insère à ce moment un « [p]anoramique sur les participants de la VIIIe Conférebce de l’Internationale situationniste, à Venise. ». Le commentaire dit : « Ainsi fut tracé  le programme le mieux fait pour frapper d’une suspicion complète l’ensemble de la vie sociale : classes et spécialisation, travail et divertissement, marchandise et urbanisme, idéologie et état, nous avons démontré que tout était à jeter. » Ce « programme » est resté lettre morte. Même si, après Venise, on en compte encore une Conférence qui s’est tenue à Wolsfeld-Trier en Allemagne, on peut considérer la celle de Venise comme la dernière : l’I.S. est morte à Venise. On peut se souvenir, à ce propos de la nouvelle de Thomas Mann : La Mort à Venise adaptée au cinéma par Luchino Visconti. Si Debord l’avais lue, peut-être aurait-il envisagé ce titre pour son film. On peut y lire la phrase suivante : « […] la passion, comme le crime, ne s’accommode pas de l’ordre normal, du bien être monotone de la vie journalière, et elle doit accueillir avec plaisir tout dérangement du mécanisme social, tout bouleversement ou tout fléau affligeant le monde, parce qu’elle peut avoir le vague espoir d’y trouver son avantage. » Gageons qu’il l’aurait certainement consignée sur l’une de ces petites fiches de bristol qu’on expose aujourd’hui — sans doute aurait-il même pu l’intégrer à son film testamentaire.

La « chute de Paris » encore à venir est d’ores et déjà anticipé : « Il faudrait bientôt la quitter cette ville qui pour nous fut si libre, mais qui va tomber entièrement aux mains de nos ennemis. […] / Il faudra la quitter, mais non sans avoir tenté une fois de s’en emparer à force ouverte ; il faudra la quitter après tant d’autres choses pour suivre la voie que détermine les nécessités de notre étrange guerre, qui nous a mené si loin. » À l’écran : « Travelling sur un “Kriegspiel” où s’affrontent deux armées. » C’est la seconde fois qu’apparaît le Kriegspiel inventé par Debord. La première se situe au début du film, quand il exprime son intention de faire un film difficile. Il réapparaîtra une dernière fois, à la fin de laséquence d’In girum consacrée à Florence : « Je me suis donné les moyens d’intervenir de plus loin […] » (Il serait certainement intéressant d’étudier les différentes configurations des parties qui sont montrées ; mais je ne joue pas de ce jeu-là. À propos de ce fameux Kriegspiel dont Debord se flatte d’être l’inventeur, on peut signaler qu’il existe un vieux jeu de stratégie chinois qui s’appelle : xiangqi aussi nommé : échecs chinois qui présente une certaine ressemblance avec le Jeu de la guerre debordien.)

Dans la suite, Debord file la métaphore guerrière qu’il affectionne particulièrement ; dans son commentaire et à travers différents extraits de films où l’on voit généralement le choc de deux armées qui se heurtent frontalement. La Charge fantastique de Raoul Walsh dans sa première partie ; La Charge de la brigade légère dans ses deux versions, celle de Michael Curtiz (1936) et celle de Tony Richardson (1968). Debord fait ainsi l’éloge de l’action de l’I.S. qu’il a lui-même conduite : « […] jamais, j’ose le dire, notre formation n’a dévié de sa ligne, jusqu’à ce qu’elle débouche au cœur même de la destruction. »

(À suivre)

vendredi 24 mai 2013

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Le spectacle est permanent. Debord est partout. Pendant l’exposition de la BnF Ça colloque de Paris à Rome via la Suède.

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