À la fin du scénario d’In girum publié dans les Œuvres
de Debord (Gallimard), on trouve une série de 24 photos légendées, extraites du
film. (On rappellera que c’est le défilement à 24 images par seconde qui crée l’illusion
du mouvement.)* Ces images ne sont évidemment pas choisies au hasard et, à
travers elle, c’est une sorte d’abrégé ou (de quintessence) de l’œuvre qui nous
est présenté. On peut regrouper celles-ci par séries. Les images de
combats : 3, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 22 où se succèdent des charges de cavalerie ;
la 10, où des fantassins se déploient. Les portraits : images 6, 7, 8, 9,
20, 23 et 24 ; dans la première série de quatre, deux des « petites amoureuses »
de Debord, Éliane Papaï (6, 9) et une autre (7), et un portrait d’Ivan
Chtcheglov ; deux portraits de Debord, un à dix-neuf ans (23) et un autres
à quarante-cinq (24). Deux images de jeux : le kriegspiel (2) et les échecs (14). Trois vues aériennes de
Paris : Les Tuilleries (4), la rive gauche de la seine (5), et la pointe
du Vert-Galant (11). Deux images de Venise : le mur de l’Arsenal (12) ;
et la pointe de la Dogana avec la Salute en arrière-plan (21) — mais il
convient là aussi d’inverser l’ordre.
*
Arrêtons-nous d’abord sur la première et la
dernière, celle-ci renvoyant à celle-là.
1
24
Image 1. – Légende
« Rien
d’important ne s’est communiquer en ménageant un public, fût-il composé des
contemporains de Périclès ; et dans le miroir glacé de l’écran, les
spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables
d’une démocratie. »
Image 24. – Légende
« En
ce sens, j’ai aimé mon époque, qui aura vu se perdre toute sécurité existante
et s’écouler toutes choses de ce qui
était socialement ordonné. »
L’image 24 représente Debord à quarante-cinq
ans. La particularité de cette photo est qu’elle est prise dans un miroir (par Alice !) : c’est donc une image
inversée. Mais c’est aussi une image de
l’autre côté du miroir. On y voit
un Debord absent : l’air hagard, il ne regarde personne. Elle renvoie à
l’image 1 où les spectateurs qui fixent « le miroir glacé de l’écran »
sont renvoyés à eux-mêmes. Le film ne leur est pas destiné : De fait, In girum ne s’adresse à personne :
Debord est, comme il se doit, l’unique sujet
de cet œuvre réflexif.
Passons aux images 12 et 13 qui sont elles
aussi sont symétriquement liées.
12
13
Image 12 – Légende
« Quant
à moi je n’ai jamais rien regretté de ce que j’ai fait, et j’avoue que je suis
encore complètement incapable d’imaginer ce que j’aurais pu faire d’autre étant
ce que je suis. »
Image 13 – Légende
« Alors
que l’on voyait notre défense submergée, et déjà quelques courages faiblir,
nous fûmes quelques-uns à penser qu’il faudrait sans doute continuer en nous
plaçant dans la perspective de l’offensive. »
L’image 12 montre le mur de l’arsenal de
Venise autour duquel tourne le « Vaisseau des Morts » affrété par
Debord ; la 13 ce qui reste de l’armée de Custer « submergée »
par les indiens dont le cercle va se refermer sur eux. Ces deux images se
répondent. « Maintenant, il faut des armes … », ce dialogue d’une
image à l’autre a quelque chose de dérisoire comme la navigation de ce
« Vaisseau des Morts » autour d’un Arsenal où il est désormais
inutile de pénétrer.
___________________
* « L’avancée du film par mouvement
saccadé s’effectue sur un projecteur grâce à un tambour denté dont les dents
sont engagées dans les perforations de la pellicule. Pour que ce tambour puisse
effectuer une telle rotation intermittente, il est solidaire d’une came
spéciale appelée Croix de Malte.
Cette croix est mise en mouvement par un “doigt” qui, en tournant, s’engage
dans l’échancrure de la croix, et fait tourner cette dernière d’un quart de
tour (1er temps), puis ramène la base de la croix sur l’épaulement
du plateau pour verrouiller la position du photogramme devant la fenêtre (2e
temps : 1/48e de seconde). Ce dispositif enchaînant, 24 fois
par seconde, “arrêt” et “mouvement” est inhérent au principe même du cinéma,,
dans la mesure où il permet au spectateur, par une opération mentale, de
reconstituer la totalité du mouvement des personnages à l’écran. »
(Richard Khaitzine, La Langue des oiseaux,
Tome II, De l’alchimie du verbe à la permutation des mots, Dervy Poche.)
(À suivre)
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