On en revient donc à la mélancolie. Finzi
écrit : In girum présente la
même harmonie immobile d’un monde passé qui prévaut dans les films de Carné et
Prévert et qui offre la vue rassurante de villes pacifiées, suspendues dans le
temps par la hauteur des prises de vue. » D’abord on ne peut pas dire que Les Enfants du paradis, par exemple,
donne à voir « la vue rassurante » d’une ville
« pacifiée », c’est exactement le contraire ; et Debord se fait
fort de le rappeler : « Paris alors, dans les limites de ses vingt
arrondissements, ne dormait jamais tout entier, et permettait à la débauche de
changer trois fois de quartier chaque nuit. On n’en avait pas encore chassé et
dispersé les habitants. Il y restait un peuple qui avait dix fois barricadé ses
rues et mis en fuite des rois. »
Par contre, Finzi attire, avec raison, l’attention sur l’utilisation des photos
aériennes par Debord pour montrer la ville « morte » : « Ainsi,
une carte de Paris au XIXe siècle fait rapidement place à des photos
aériennes de Paris d’abord fixes puis sur lesquelles la caméra opère un
travelling pour remonter vers la Seine, suivre le cours du fleuve.
L’utilisation du travelling tend à rendre plus manifeste encore, par delà
l’immobilité du passé dans lequel l’image est fixée (c’est une photo), le
caractère révolu de ce dernier à travers la thématique de l’écoulement du
fleuve soutenu ici par une citation de Li Po, poète chinois de l’époque des
Tang. »
On sait que Debord a toujours été très sensible
à la poésie qui se dégage des cartes et des plans ; mais ce qui est
remarquable ici c’est que le mouvement est obtenue par un travelling sur une
image figée : une photographie. Jean Starobinski* écrit : « […]
la mélancolie se manifeste comme un ralentissement du rythme interne. Inhibé,
ralenti, le mélancolique vit à un tempo
inférieur à celui du monde environnant ; il se trouve dès lors incapable
de communiquer “vitalement” avec son milieu. Et c’est cette discordance entre
le temps funèbre subjectif et la vie
ordinaire qui donne à celle-ci l’allure d’une farce irréelle et dérisoire. »
Mais Debord, dans In girum, se situe
au-delà de la « farce » : « Lucide et sans pouvoirs, la
mélancolie sait apercevoir admirablement le malheur et la folie du monde, mais
elle ne sait pas surmonter son propre malheur, qui consiste à ne pouvoir passer
de la connaissance aux actes. Le théâtre du monde est devenu pour elle
l’amphithéâtre d’anatomie : elle sait disséquer l’innervation de la
souffrance dans ses plus fins rameaux. Et dans ce cadavre qui lui livre tous
ses secrets, c’est sa propre mort qu’elle explore par anticipation. »
Pour le Debord d’In girum : « “Paris n’existe plus”. Il en observe la
dégradation prématurée dès l’époque lettriste où il tient à jour dans Potlatch le journal des affronts qui lui
sont fait, il en déplore la disparition de lieux, d’ambiances insolites,
critique la dissolution des liens sociaux sous la férule d’urbanistes qui
mènent après-guerre la modernisation de la capitale à tombeaux ouvert et sans
souci humain, en chassant les populations pauvres et populaires, rendant cette
ville, autrefois “si belle”, inhabitable. » Mais Paris n’est que le
paradigme de l’entropie universelle qui mène tout à sa perte. C’est dire que le travail de deuil ne pourra s’accomplir
que par la disparition du sujet confronté de plus en plus douloureusement à
l’impossibilité ce deuil : sa propre disparition. Citant une nouvelle fois
Freud, Finzi écrit : « En effet le travail de deuil consiste en ce
que, “l’épreuve de réalité ayant montré que l’objet aimé n’existe plus, elle
édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retienne à cet
objet”. Mais ce travail, ne peut se faire si simplement et “chacun des
souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet est
mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur
lui”. C’est une “activité de compromis”, car l’investissement d’objet s’avérant
peu résistant, il est supprimé, mais la libido libre n’est pas déplacée sur un
autre objet, elle est retirée dans le moi. Mais là elle n’est pas utilisée de
façon quelconque : elle sert à établir une identification du moi avec
l’objet abandonné”. »
Nous ne suivront pas tout à fait Finzi dans
la suite de sa démonstration où, après Freud, il appelle Laplanche et Pontalis
à la rescousse en introduisant leur concept de « narcissisme
secondaire » qui « “désigne un retournement sur le moi de la libido,
retirée des investissements objectaux”. » Le deuil se définit comme
« un “processus intrapsychique, consécutif à la perte d’un objet
d’attachement et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de
celui-ci”. Or ce processus peut échouer et dans la clinique des cas de deuil
pathologiques, la mélancolie est l’objet du franchissement d’une étape
supplémentaire : le moi s’identifie avec l’objet perdu. » Certes, cela
se situe dans la droite ligne de la théorie freudienne, mais il ne nous semble
pas qu’il faille, dans le cas de Debord, postuler cette « identification
du moi avec l’objet abandonné », d’autant moins que dans ce cas précis l’objet
en question englobe la totalité ;
en effet dans In Girum Debord fait
ses adieux à tout ce qu’il a
aimé : Paris, la jeunesse, la révolution ; et jusqu’à l’amour même —
et il n’est pas indifférent que cela ait lieu précisément à Venise, la ville de
Venus (et de la Salute perdue). C’est
précisément la libido « retirée dans le moi » parce qu’elle ne trouve
plus d’autres endroits où s’investir — puisque « tout est devenu si
mauvais » et qu’on ne pouvait rien y faire — qui va pousser Debord dans
ses derniers retranchements et l’amener finalement au suicide.
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* L’Encre
de la mélancolie, Seuil, pour les deux citations qui suivent.
(À suivre)
"Certes, cela se situe dans la droite ligne de la théorie freudienne, mais il ne nous semble pas qu’il faille, dans le cas de Debord, postuler cette « identification du moi avec l’objet abandonné ».
RépondreSupprimerPas du tout dans la droite ligne:la théorie freudienne lorsqu'elle est bien lue ne dit pas que le mélancolique pleure un objet perdu,mais bien plus précisément qu'il pleure sa perte de désir pour l'objet perdu.
Par qui la "théorie freudienne" est-elle bien lue ? Quant à Laplanche et Pontalis, ce sont bien des freudiens, si je ne m'abuse.
Supprimerla planche et Pontalis sont freudiens à peu prêt autant que les poules volent.
Supprimerhttp://www.joel-jegouzo.com/article-slavoj-i-ek-de-la-melancolie-du-sujet-contemporain-112648222.html