Pour conclure revenons en présent sur le
palindrome titre du film de Debord : In
girum imus nocte et consumimur igni. On sait que celui-ci prétendait ne pas
se souvenir où il l’avait trouvé. C’était évidemment une coquetterie de sa
part. On cherché dans différentes directions : en vain.
Finzi l’attribue à Sidoine Apollinaire homme
politique, évêque et écrivain gallo-romain du milieu du premier siècle ; il
écrit : « Sa formulation d’origine est : In girum imus nocte ecce et
consumimur igni (“Nous voici, nous qui tournons en rond dans la nuit et
sommes consumés par le feu”). Debord choisit de supprimer la forme vocative
portée par l’adverbe ecce. Mais, se
faisant, c’est l’adresse qu’il écarte ; la forme vocative étant la
caractéristique d’une phrase interpellant la personne. Le subtil détournement
qu’il opère peut suggérer que Debord ne fait de cinéma que pour lui, son cinéma
ne s’adresse pas au public. » Que Debord ne s’adresse à personne est une
chose ; mais ecce est un adverbe
et l’adverbe est invariable (il ne se décline pas) ; il ne peut en aucun
cas porter le cas vocatif — et il
n’interpelle donc personne. Par ailleurs, je n’ai pas trouvé la référence de
Finzi, ni trace du palindrome chez Sidoine Apollinaire (si un lecteur érudit
pouvait nous la donner, je lui en serais reconnaissant).
Concernant le fameux palindrome, un intervenant
du Forum des Babéliens écrit :
« Sans “ecce”, l'hexamètre dactylique est faux :
il lui manquerait un demi-pied. / Quant à son origine, elle est obscure. Sans
doute s'agit-il d'un jeu de clerc du moyen-âge. En tout cas, ce vers n'est pas
d'origine antique. / Il est vrai que le vers est
souvent attribué à Virgile. Sur internet, on trouve d'autres attributions,
toutes fausses également : Sidoine Apollinaire (qui certes aimait ce genre de
vers mais ne cite pas celui-ci) ; j'ai même vu un livre récent qui
attribue ce vers latin à Diodore de Sicile, un auteur grec... /
Traduction : “Nous tournons en rond dans la nuit et nous voici consumés
par le feu.” / On peut imaginer que ce sont des
insectes qui parlent, attirés par la lumière dans la nuit, à moins qu'il
s'agisse de démons... »
Mais dans mes recherches, je suis tombé sur
un intéressant ouvrage : le Dictionnaire
liturgique, historique et théorique de plain-chant au moyen-âge et dans les
temps modernes de l’Abbé Migne qui, à première vue ne semble avoir aucun
rapport avec notre sujet, mais se révèle éclairer d’un jour nouveau le choix du
palindrome titre par Debord. On peut y lire ce qui suit : « Pour
répondre à la curiosité des lecteurs, nous mentionnerons ici le genre de canon
appelé énigmatique : “C’est un canon dont on n’écrit souvent que le sujet
ou antécédent, en indiquant par quelque signe ou devise le nombre de voix dont
le canon se compose, et la manière de la résoudre. Un canon ainsi écrit
s’appelle canon fermé ou énigmatique. Lorsqu’il est résolu et mis en partition,
on lui donne le nom de canon ouvert. Ces sortes d’énigmes furent en vogue
pendant presque toute la durée des XVIe et XVIIe
siècles ; c’étaient des espèces de défis que les compositeurs faisaient
aux musiciens les plus habiles, et chacun les enveloppait d’autant d’obscurité
qu’il pouvait ; l’un faisait consister son mérité à cacher le sens de son
énigme, et l’autre attachait sa gloire à le deviner,” Voici quelques-unes de
ces énigmes : […] » L’Abbé en cite alors, parmi d’autres,
« trois qui sont significatives en ce que les lettres forment les mêmes
mots, soit qu’on lise de gauche à droite, ou de droite à gauche. C’est le canon
rétrograde qu’on exécutait à rebours en tournant le livre. », dont
celle-ci qui nous intéresse plus particulièrement : « In girum imus nocte ecce et consumimur
igni » — sans faire référence à sa provenance. Il conclut par :
« Mais tout cela n’est que de l’art. Ce sont des exercices utiles sans
doute, puisqu’ils servent à familiariser les élèves avec les combinaisons de la
science ; malheureusement on leur persuade trop, et ils sont trop enclins
à se persuader eux-mêmes que c’est là le vrai but de leurs études, et qu’ils
sont de grand génies parce qu’ils ont appris à retourner un sujet de cent
manières, tandis que toutes ces chose ne devraient être regardées, comme dit M.
Fétis, que comme ces semelles de plomb que les anciens attachaient aux pieds
des coureurs pour les rendre plus agiles lorsqu’ils se trouvaient tout à coup
débarrassés de ce poids incommode. / […] / Tous les grands
compositeurs ont fait des canons, des énigmes, comme les grands poètes ont pu
faire des jeux de mots et des logogriphes. Et il est arrivé souvent qu’on a
plus parlé d’un homme à cause de ses énigmes et de ses logogriphes qu’à cause
de ses belles œuvres. »
Étonnant non ?
(À suivre)
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