La vérité
de l’Internationale situationniste ne se situe pas seulement à ce niveau de
généralité, mais à celui plus trivial, de la particularité de l’Unique16.
La réalité de l’I.S. n’a jamais correspondu à l’image que Debord s’efforce d’en présenter. Groupe apparemment informel,
l’Internationale situationniste est en fait fortement structurée, avec son
leader, l’Unique, et ses diverses prérogatives soigneusement cachées par
l’exigence sans cesse proclamée de l’égalité des membres, de la non-hiérarchie,
de la participation, de la communication, de la cohérence, etc. Ces exigences
réelles ne mènent à l’I.S. qu’une existence parodique. Si l’Unique contrôle et
garantit la « légitimité » révolutionnaire des autres, s’il dispose
du pouvoir au sein d’un groupe qui se voulait la dissolution de tous les
pouvoirs, c’est que ce pouvoir a des bases bien réelles. Il dispose de la revue
(marque déposée dont il est le propriétaire), des archives, de la boîte
postale, de la phynance, sans compter une ancienneté dont il jouit secrètement
dans les périodes de calme, pour la proclamer ouvertement et fièrement dans les
grandes occasions.
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16. L’Unique (et son I.S.) fonctionne comme
tout appareil répressif (Cf., en annexe, les documents relatifs à l’éclatement
de l’Internationale situationniste) : il réduit le général au particulier
lorsqu’une crise globale met en question son rôle et ses prérogatives (la
critique de son affaire personnelle ne peut être pour lui qu’une affaire de
personnes) et érige sa particularité en universalité pour masquer cette
domination. Quel pouvoir ne s’est pas
senti provoquer quand il a été contesté dans sa vie aliénée et aliénante !
Ses provocateurs sont pour l’I.S. l’équivalent de ceux que le pouvoir stalinien
traquait dans les années trente sous le nom de terroristes, de comploteurs, de
saboteurs, de traitres et d’espions anglais et à qui il déniait toute humanité.
Mais tandis que le pouvoir stalinien était une réalité terrifiante, ceux que
prétend atteindre ainsi la « rigueur » de l’I.S. ne peuvent que se
marrer devant une telle identification mégalomaniaque qui n’arrive qu’à
reproduire en farce une tragédie historique réelle.
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Créateur du mouvement, son action répond à
une double exigence contradictoire. Bien qu’ayant pris totalement en main le
mouvement dès ses débuts (reconnaissant lui-même, à l’occasion, que dans les
premiers numéros, les comités de rédaction étaient entièrement bidon), il s’est
toujours employé à le faire apparaître pour ce qu’il doit être réellement d’un
point de vue révolutionnaire, une création collective. C’est la contradiction
centrale et insurmontable de l’internationale situationniste : comment
participer et faire participer à quelque chose à quoi il est impossible de
participer parce qu’elle appartient à quelqu’un et qu’elle échappe à tous.
Cependant, dans sa « fausse
conscience » encore aggravée par sa vision psychologique des choses,
l’Unique fait actuellement des efforts désespérés pour échapper à ce poids du passé. Il a ainsi institué des
réunions formalisées qui réduisent les aléas de la communication au sein de
groupe, mais qui ne sont qu’une parodie de l’exigence des conseils ouvriers,
une forme sans contenu. L’essai de concentration de l’ensemble du groupe à
Paris, certaines formes de correspondance, certaines divisions illusoires des
tâches, relèvent de la même tentative de sauvetage ; ce sont les avatars
du réformisme dan sa variété situationniste.
S’il est vrai qu’une époque historique ne se
pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, la reprise plus ou moins
visible dans le monde du mouvement révolutionnaire présente de nouvelles tâches
que l’Internationale situationniste s’est avérée incapable d’assumer ;
essentiellement la constitution d’une organisation révolutionnaire capable
d’agir dans le monde sur une vaste échelle. Ce problème pratique est le problème central de l’époque : comment vont se
fédérer les divers porteurs de la contestation dans le monde, comment vont-ils
établir entre eux un réseau de communication
qui échappe aux exigences de la marchandise pour finalement détruire le monde
marchand et dépasser ainsi l’économie politique17.
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17. Nous nous proposons de publier dans les
mois qui viennent des « thèses sur l’organisation » reprenant à un
niveau supérieur, dans la perspective d’une critique radicale de la société
marchande par le mouvement
révolutionnaire, des recherches que le développent des partis de masse
réformistes ou la prolifération des avant-gardes artistico-politiques ont fait
abandonner.
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Le mouvement révolutionnaire a atteint un
nouveau stade de son développement et laisse derrière lui ses anciennes formes
privées de substance. Puisque l’Internationale situationniste n’a su ni se
dépasser, ni même se supprimer, elle a cessé de marcher au pas de la réalité et
le monde continue désormais sans elle. En soi, elle n’est plus un objet digne
d’être pensé, mais constitue une existence de fait, aussi méprisable que
méprisée.
Strasbourg, mars 1967
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Ce texte était suivi des Documents relatifs à l’éclatement de l’internationale situationniste
suivants :
La vérité est révolutionnaire.
Circulaire de l’I.S.
De la merde en milieu situationniste.
Attention ! Trois provocateurs et son
complément : « Un produit des Scheidemann-Noske ».
Rien que la merde mais toute la merde.
(À suivre)
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RépondreSupprimerEn 2013, tout le monde a compris que la notion même de groupe d’avant-garde est dépassée (l’I.S. est d’ailleurs généralement présentée comme la dernière avant-garde) eu égard aux enjeux actuels de la survie de l’espèce humaine (« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle).
RépondreSupprimerPour Théo Frey, auteur du texte “L’Unique et sa propriété“, elle l’était déjà en mars 1967 et il fallait urgemment constituer une « organisation révolutionnaire capable d’agir dans le monde sur une vaste échelle. Ce problème pratique est le problème central de l’époque : comment vont se fédérer les divers porteurs de la contestation dans le monde, comment vont-ils établir entre eux un réseau de communication qui échappe aux exigences de la marchandise pour finalement détruire le monde marchand et dépasser ainsi l’économie politique ».
La question est donc celle-ci : qu’est donc devenu entre les mains de Théo Frey et de ses amis un si beau programme ?
On sait qu’en octobre 1967 ils ont publié le premier numéro d’une revue de 8 pages, “Les Luttes de classes“, et en juin 1968, 4 pages de “Considérations intempestives, dix thèses sur le dépassement de l’économie politique“, présentées comme un supplément au numéro 2 de leur revue – qui n’a jamais paru.
Et après ? rien, rien de rien.
La seconde question est donc la suivante : pourquoi les garnaultins, nantis d’une si belle critique de l’avant-gardisme, n’en ont-ils rien fait ?
A cette question, le temps a répondu qu’ils n’étaient pas à la hauteur de leurs ambitions proclamées (ils ont plutôt fait carrière dans l’enseignement universitaire) et que leur critique de l’I.S. n’était en pratique qu’un bluff théorique (un de plus donc dans la liste des exclus ou repoussés qui, après coup, prétendaient vouloir dépasser l’I.S.).
Reste qu’en 2013 la question de créer une « organisation révolutionnaire capable d’agir dans le monde sur une vaste échelle » est toujours devant nous mais on ne saurait la concevoir le regard dans le rétro.