Dans ses tentatives pour échapper à la
séparation abstraite entre une théorie pure qui découvre les vérités et une
pratique pure qui les applique, l’Internationale situationniste a résolu
illusoirement cette opposition dans la pratique du groupe d’avant-garde. Une
telle transcription pratique d’exigences théoriques ne pouvait que laisser les
laisser dans leur abstraction initiale, malgré ce semblant de réalisation
concrète. Les problèmes réels qui se posent à l’ensemble du mouvement
révolutionnaire, notamment celui de la scission entre la théorie et la
pratique, entre le sujet et l’objet, entre le groupe et l’organisation, ne
trouvent actuellement à l’Internationale situationniste qu’une solution
idéologique.
Variété particulièrement subtile et puissante
d’idéologie, elle prétend s’opposer à toutes les idéologies, y compris à
l’idéologie spéciale de l’anti-idéologie, elle culmine dans une idéologie de la
cohérence. À l’I.S. ce concept qui relève de la logique formelle, devient
idéologique dans une éthique kantienne du devoir-être. C’est le souhait
désincarné d’une adéquation immédiate
entre la théorie et la pratique (ou entre différents secteurs de la vie
sociale). C’est un concept essentiellement non dialectique ; il permet à
l’I.S. d’éluder logiquement la question de l’organisation (depuis Lukacs tout
le monde sait que la seule médiation
entre la théorie et la pratique réside dans l’organisation). C’est la société
dominante, régie par les impératifs de la marchandise qui tend à une cohérence
toujours battue en brèche par le développement historique, et c’est une des
fonctions de l’idéologie de présenter cette cohérence existant hic et nunc. En même temps, ce concept
de cohérence s’applique parfaitement à la réalité de l’I.S. : une unité
extérieure et abstraite entre ce qui est affirmé théoriquement et ce qui est
vécu, accompagnée d’une nouvelle forme d’idéologie et d’une conception logique
de la totalité. Toute cette idéologie de la cohérence ne manifeste finalement
que la cohérence de l’idéologie.
La synthèse finale du sujet et de l’objet, le
dépassement de la scission entre la théorie et la pratique, résultant de la
division du travail et donc des exigences de la marchandise et de l’économie,
n’ont assurément pas la moindre chance d’obtenir un quelconque semblant de
réalisation dans le cadre d’un groupe restreint, même et surtout si celui-ci
prétend être la préfiguration de l’ordre à venir ! Les oppositions
mortelles qui fragmentent le monde actuel ne sauraient évidemment avoir de
dépassement que révolutionnaire18.
À l’I.S. on assiste à un numéro métaphysique
relevant d’un hégélianisme quelque peu adapté aux qualités françaises telles
que les définit Marx. La résolution de la scission entre le subjectif et l’objectif
s’opère dans l’identité incarnée par l’Unique. Le syllogisme se décomposé en
proposition majeure, il n’y a pas de révolutionnaires hors de l’I.S.,
proposition mineure, l’I.S. c’est Debord, conclusion, il n’y a de
révolutionnaire au monde que Debord. On ne peut que sourire devant cette
prétention dérisoire à vouloir confisquer la révolution.
Une telle démarche relève d’une conception
aristocratique de la révolte. Une révolution se réduit à un grand jeu de
société où il importe avant tout d’accomplir de « belles actions »
dans lesquelles il est ensuite possible
de se contempler avec une complaisance précieuse. Debord, véritable
« Gondi » de prisunic, ne fait que parodier le désenchantement d’un
cardinal qui, face à la trivialisation de vie quotidienne, jouait en se
regardant jouer le jeu esthétique d’une lutte sans espoir face à la monté de
l’appareil bureaucratique-bourgeois.
Dans la mesure où il faut admettre qu’il
existe une certaine continuité entre la théorie et la pratique dans la
« praxis » situationniste globale, on ne peut dire que la théorie de
l’I.S. est bonne et sa pratique mauvaise, même en expliquant ce fait par la
part importante d’idéologie (au sens classique : décalage entre ce qui est
dit et ce qui est fait) qu’elle secrète. Cette continuité existe au niveau de
la logique. Debord fait un usage logique de la dialctique14. Bien
que prétendant avoir été la seule à « maintenir le drapeau de la
totalité » dans un monde de la séparation et de la spécialisation,
l’Internationale situationniste, en la personne de Debord, n’a jamais
développée que des totalisations formelles, au sens de la plus étroite logique
formelle15. Une théorie (et une pratique) uniquement antagonique au
vieux monde de la réification ne peut échapper à la logique de ce monde même si
elle prétend en diverger fondamentalement par le contenu, car elle se condamne
par là-même, à rester emprisonné dans une forme commune, la forme marchande et
spectaculaire. La faillite de l’I.S. manifeste, une fois encore, l’étonnante
cohérence du monde dominant qui absorbe jusqu’aux manifestations apparemment
les plus extrêmes du radicalisme.
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13. L’impuissance de l’Internationale
situationniste à inscrire sa radicalité dans le monde réel s’est retournée
contre elle dans un ersatz de cette pratique absente, la recherche mystique
d’un perfectionnisme au niveau du groupe : « Il importera donc au
plus haut point que nous nous représentions sans la moindre ambiguïté (au
niveau du groupe, la purification du noyau et l’élimination des résidus semble
maintenant accomplie). » Cf. I.S.
n° 8, p. 47.
14. Ceci est manifeste partout, notamment
dans l’usage quasi-ontologique qui est fait du concept de cohérence.
15. L’Internationale situationniste n’échappe
pas à la dialectique de la totalité et du totalitaire. Ses totalisations ne
s’insèrent pas dans une praxis réelle mais se
développent au contraire de façon autonome pour être ensuite imposés de
l’extérieur à une pratique séparée. L’I.S., avec une suffisance béate, érige
son point de vue séparé en point de vue de la société dans sa totalité. À cet
égard les pratiques de Maximilien Debord rappellent avec insistance celles des révolutionnaires
bourgeois de 1793 dont Hegel donne cette remarquable analyse : « Pour
que l’universel parvienne à une opération, il est nécessaire qu’il se concentre
dans l’Un de l’individualité et place à la tête une conscience de soi
singulière ; toutefois tous les autres
singuliers sont ainsi exclus du tout de cette opération et y participent
seulement dans une mesure limitée […]. Cette universalité, en effet, qui ne se
laisse pas conduire à la réalité par l’articulation organique et se fixe pour
but de se maintenir dans sa continuité indivise […] se divise dans
l’universalité simple, inflexible, froide, et dans la discrète, absolue, dure rigidité de la ponctualité
égoïstique de la conscience de soi effective. »
Mais si ce moment correspond pour les
révolutionnaires bourgeois à l’époque où ols ont fini « effectivement avec l’organisation
réelle », à l’I.S. cette destruction ne s’est opérée que dans le domaine
de la pensée pure. L’I.S. saute le moment de la révolution radicale pour
parvenir plus vite à celui de sa retombée.
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