Il faut revenir ici à ce qui constitue sans
doute la composante de fond du caractère chez Debord : la mélancolie.
Finzi écrit. : « Le deuil, comme le note Freud dans son célèbre
article Deuil et mélancolie, “est
régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction
mise à sa place, la patrie, la liberté un idéal, etc.” Tout au long d’In girum, tant dans sa première que dans
sa deuxième partie, se manifestent les symptômes d’un tel processus psychique
sous trois occurrences : la destruction de Paris, “le passage de quelques
personnes à travers une assez courte unité de temps” (1952-53) et, enfin, la
disparition du prolétariat révolutionnaire. Ces trois objets de deuil sont
l’occasion ici de continuer à mettre en évidence les modalités de
représentation de soi de l’artiste, à l’œuvre dans ce film, par une approche
aux abords cliniques, de la nostalgie romantique que narcissisme, en passant
par la mélancolie. Ils sont aussi l’occasion d’esquisser un cheminement commun
à une génération d’intellectuels qui ont mis de côté voire abjuré leurs ideaux
à la fin des années soixante-dix. »
Jörn Etzolt* a bien noté cette mélancolie
constitutive chez Debord repérable dès le début : « La mélancolie est
là dès le commencement, dans le film Hurlement
en faveur de Sade, ou les premiers écrits lettristes. / Ma thèse est donc
que le rapport entre la révolution et la mélancolie chez Debord n’est ni un
hasard ni un récit et constitue peut-être le cœur même de sa “théorie” et de
ses actions. [...] La mélancolie est structurelle – et on peut dire que, chez
l’hégélien Debord, la mélancolie c’est l’affect anti-hégélien ou
a-hégélien ; la mélancolie c’est l’effet d’une relève toujours suspendue
et inachevée. Mais inversement, la nécessité ou l’urgence d’une révolution
totale, d’une révolution de la praxis
de la vie quotidienne, naît aussi de cette mélancolie structurelle. »
Finzi analyse le film de Debord comme le film d’un
« romantique » : « Déchiré entre nostalgie du passé et rêve
d’avenir, le romantisme noir dénonce les désolations de la modernité
bourgeoise. Le désenchantement du monde, la critique de la quantification de la
mécanisation, de l’abstraction rationaliste, de l’État et de la politique
modernes , de la dissolution des liens sociaux sont autant de thèmes de cette
structure de pensée romantique déjà présent dans la première partie d’In girum qui nous permet avec Löwy** de
considérer le Debord qui s’exprime dans ce film comme un romantique. »
Mais, au-delà d’un certain romantisme (Baudelaire), In girum est surtout un film funèbre qui « pue la mort ».
Finzi poursuit : « Par sa voix
[celle de Debord] s’exprime une conscience malheureuse, caractéristique de
l’individu romantique, une conscience malade de la scission, cherchant à
restaurer des liens heureux, seuls à même de réaliser son être. » Qu’il y
ait une « conscience malheureuse » chez Debord est hors de
doute ; mais qu’il ait voulu « restaurer des liens heureux » est
hors de propos : il voulait établir des relations authentiques qui ne
soient justement pas des liens — ce
en quoi il a manifestement échoué ; en dehors peut-être de quelques rares
relations personnelles, et encore. Suivent immédiatement des considérations qui
ne sont pas sans intérêt sur la position de Debord par rapport au
« marxisme » de son temps : « Perry Anderson y voit une
“tristesse classique” symptomatique de
la place de Debord dans l’histoire du marxisme occidental. Pour Anderson en
effet le principal champ d’application du marxisme occidental “fut l’esthétique
– ou les superstructures culturelles dans un sens plus large. Enfin les principales
innovations théoriques en dehors de ce terrain, qui développèrent des thèmes
nouveaux, absents du marxisme classique – la plupart du temps de façon
spéculative – révèlent un pessimisme constant. La méthode par impuissance,
l’art comme consolation, le pessimisme comme apaisement : il n’est pas
difficile de percevoir tous ces éléments dans la tonalité du marxisme
occidental.” » Finzi ajoute : « Si un exemple explicite cette
tristesse classique nous est donné, c’est bien à la toute fin du film, lorsque Debord
cite pour l’unique fois Marx qui, dans une lettre à Arnold Ruge de 1843,
écrivait : “Vous ne direz pas que j’estime trop le temps présent ; et
si pourtant je n’en désespère pas, ce n’est qu’en raison de sa propre situation
désespérée, qui me remplit d’espoir.” » Mais, quand c’est la situation
désespérée de l’adversaire qui suscite de l’espoir, c’est qu’on est soit même
assez désespéré.
___________________
* Guy
Debord et la mélancolie révolutionnaire, in Dérives
pour Guy Debord, Van Dieren Éditeur.
** « “Pour illustrer le romantisme noir
– au sens de “roman noir” anglais du 18e siècle – de Guy Debord, je
prendrais comme exemple un seul texte : le scénario du film In girum imus nocte et consumimur igni.”,
Michael Löwy, L’Étoile du matin.
(À suivre)
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