Avec les années 70 c’est l’espoir même d’une révolution
qu’on enterre ; et si ces années 70 furent « répugnantes » que
dire des années 80 ? qui verront le triomphe de l’individualisme et du
renoncement : « L’individualisme comme mode d’être social représente,
pour nombre de revenus / repentis du militantisme, l’opportunité de se recycler
à bon compte, troquant leur casquette avec soulagement (l’individualisme est
aussi ce soulagement du moi face aux
exigences du collectif) contre celle du dissident. La prégnance de cette
nouvelle propension au repli, du renoncement et du narcissisme au tournant des
années 70 et 80 permet, sinon d’expliquer, d’éclairer pour le moins comment le
renoncement de Debord au collectif peut facilement se muer en repli sur soi
“artistique” […]. »
C’est dans ce contexte d’« adieu au
prolétariat » et de deuil de la révolution que se situe In girum. On y voit un Debord en majesté se présenter comme unique
sujet de l’œuvre. Mais comme le
rappelle Finzi : « Dans son film précédent [La société du spectacle], il faisait déjà […] fonctionner
l’équation mégalomane : Debord = I.S. = Révolution = Prolétariat. » —
on se souviendra que c’est précisément celle que dénonçait déjà les garnaultins
— ; mais « [i]l y
reconnaissait l’existence d’un prolétariat véritable auprès duquel il se tenait,
prolétariat dont il souhaitait qu’il constituât le digne public de ses films
[…]. » Finzi écrit que quand « [e]n avril 1972, Debord dissout l’I.S.
et publie La Véritable scission dans
l’Internationale. Il prétend réaliser
les termes de l’équation évoquée plus haut […]. » Mais cette équation il
n’avait pas besoin de la réaliser si elle correspondait de toute façon déjà à
la réalité ; en fait la liquidation de l’I.S. se révélait nécessaire parce
qu’elle était (trop) visiblement en bout de course.
Finzi remarque : « En somme Debord
ne s’adresse à personne dans ce film, si ce n’est à ses amis et frères
spirituels morts. C’est le film même, clos, comme un objet, qui peut être perçu
comme une insulte, en se refusant à parler au spectateur […]. L’hermétisme d’In girum, qui est un ésotérisme, en
participe également […]. » Il s’égare quelque peu : il erre. D’abord, il entend
« hermétisme » et « ésotérisme » au sens vulgaire des
termes ; alors qu’il y a dans In
girum un véritable hermétisme*.
En effet, après une première partie où il prend congés du monde, on assiste à
la clôture de l’œuvre sur elle-même,
c’est-à-dire Debord qui en est le seul sujet, et à la circulation réitérée de la matière
destinée à parfaire l’opération. Et si Debord « ne s’adresse à personne
[…] si ce n’est à ses amis et frères spirituels morts » c’est qu’il est lui-même
le nocher qui conduits les morts à travers la lagune de Venise jusqu’à leur
dernière demeure où il viendra bientôt les rejoindre.
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* J’ai abordé longuement le sujet sur ce blog
dans : Une lecture alchimique d’In
girum.
(À suivre)
"Et c’est finalement là la partie la plus critiquable du point de vue développé par ce film : par son imbitable nostalgie, sa “déceptivité”, son ésotérisme, son esthétique sadienne, son éloge de l’échec, il conduit à un certain cynisme."
RépondreSupprimerce qu'aujourd'hui un universitaire est devenu incapable de faire c'est la distinction entre cynisme et ironie.
Le problème de l’ironie est qu’il faut pouvoir la distinguer — ce dont Debord disait l’époque incapable. Mais pour la distinguer, encore faut-il qu’elle apparaisse d’une manière ou d’une autre. En tout état de cause, il me semble qu’il est difficile de trouver beaucoup d’ironie dans ce « chant funèbre » d’une noire beauté qu’est In girum.
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