J’ai
signalé la référence à Debord et à l’I.S. dans le roman* de Yannick Heanel. En
fait la référence centrale de ce livre, malgré le thème de l’errance alcoolisée
dans Paris, n’est pas Debord et la dérive. Ce n’est pas l’I.S. qui en au cœur
du roman mais le Parti Imaginaire dont le nom n’est pas prononcé ;
cependant on peut lire page 85 — à la charnière
du livre — que « Myriam et le Bison n’étaient plus à Paris car ils avaient
rejoint « le groupe de Tarnac ». Le thème du livre est l’insurrection qui vient.
La
référence à Debord et à l’I.S., au début du livre, qui « avaient été les
derniers, en France, à donner vie au mot de “révolution” – à vivre celle-ci
comme une liberté réelle », n’est qu’un congé donné à ce temps
révolu ; en même temps que l’annonce de ce qui vient :
« Pourtant, il suffisait de peu pour rallumer la mèche. Le temps, ce soir,
brûlait si fort qu’on sentait les rue trembler. Ce tremblement, j’y voyais un
présage : n’était-il pas l’annonce que, précisément, le temps revient ? »
On
pouvait déjà lire dans La Théorie du
Bloom que « [l]es grands veilleurs sont morts » ; et plus
loin : « La faible lueur de leur entêtement solitaire incommodait par
trop le parti du sommeil. C’est du moins ce que nous croyons deviner, nous qui
venons si tard, à l’embarras que leur nom suscite encore à certains moments. /
[…] / Nous voici donc orphelins de toute grandeur, livrés à un monde de glace
dont nul feu ne signale l’horizon. Nos questions doivent demeurer sans réponse,
assurent les anciens, puis ils avouent tout de même : “Jamais nuit ne fut plus noire pour
l’intelligence.” »
Toujours
en rapport avec notre livre : « En dépit de l’extrême confusion qui
règne à la surface, et peut-être en vertu de cela-même, notre temps est de
nature messianique. » ; et
encore : « La politique véritable, la politique extatique commence là. Par un rire brutal et enveloppant. Par un
rire qui défait tout le pathos suintant des soi-disant problèmes de “chômage”,
d’“immigration”, de “précarité” et de “marginalisation”. »
La
lecture de La Guerre civile en France,
associé à une inscription sur un mur du XXe arrondissement évoque au
héros du livre « une histoire qui n’en finissait pas d’être
occultée : celle d’une guerre civile qui traverse les époques et continue
aujourd’hui — thème cher aux tiqqunistes du Parti Imaginaire (Cf. leur Introduction à la guerre civile).
C’est
dire que Yannick Heanel a une bonne longueur d’avance sur son éditeur qui en
est encore à faire la promotion des restes
de Debord — à moins que ce ne soit là une manifestation de l’esprit
avant-gardiste de Sollers qui serait en train de préparer son ralliement au
Parti Imaginaire après avoir épuisé les ressources debordiennes.
Mais
revenons au roman, puisque roman il y a. Et posons-nous la question : tout
cela suffit-il à faire un bon livre ? Celui-ci est divisé en deux
parties ; disons-le d’emblée la deuxième est beaucoup moins convaincante
que la première qui est plutôt réussie. Yannick Heanel est visiblement plus à
l’aise en promeneur solitaire déambulant dans les rues de Paris qu’en prêcheur
halluciné de « l’insurrection des masques » dont il se fait le
porte-parole. Puisque nous en somme aux masques, il faut rappeler que Tiqqun avait fait du masque son emblème,
avec la devise suivante :
Sua cuique Persona – À chacun son
propre masque
Les
masques apparaissent dans le dernier chapitre de la première partie, quand le
héros est introduit chez les renards pâles — qui sont noirs : une sorte de
« black bloc », pour ainsi dire. (Le Renard apparaît pour la première
fois sur une fresque animalière dans un bistrot ; il s’est déjà manifesté
au narrateur — qui le nomme Godot — sous les espèces du poisson illustrant un
graffiti qui affirme que : LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PAS.) « Que faisions-nous ici :
était-ce une fête ? J’avais la sensation que nous tournions à l’intérieur
d’un labyrinthe. Les masques de bois proliféraient à mesure qu’on s’enfonçait
dans les méandres de l’appartement. » Il est adoubé par le Griot qui
l’introduit symboliquement dans la confrérie en détruisant sa carte
d’identité : « On s’est regardé en silence. Avec des ciseaux, il l’a
coupée en petits morceaux, puis les a jetés dans un cendrier où il a mis le
feu. Les flammes étaient rouges et noir, comme les masques. Nous avons
souri. »
Le
livre aurait pu s’arrêter ici. Mais il continu, par une sorte de manifeste
exalté, où la voix singulière du narrateur se perd dans un « nous »
prophétique qui vaticine et promet le chaos social : la révolution.
« Oui, nous portons des masques : ils nimbent notre absence. […] Vous
persistez à nous chercher derrière
nos masques, c’est pourquoi vous ne trouverez jamais rien. / […] / Ce n’est pas
pour nous cacher que nous portons les masques ; mais afin de ritualiser
notre séparation. Entre votre monde et nous rien de commun. […] D’ailleurs,
mais le comprendrez-vous, nous ne sommes pas tous originaires d’Afrique.
Peut-être ne sommes-nous pas tous noirs. / […] / Qui sommes-nous ? Avant
tout, ce que vous appelez des étrangers. Car c’est vrai, nous somme étranges. »
Le
livre s’achève sur une scène d’émeute des anonymes réunis du plus bel effet.
Une sorte de « carnaval des animaux » déchaînés : « Sous
nos masques, un murmure s’élève. C’est la vois du Renard pâle. Il s’est mis à
chanter. Sa parole ouvre en chacun de nous une espérance, elle transmet le feu
à tous les masques, elle salut le ciel et les étoiles. »
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Yannick Haenel, Les Renards pâles,
L’Infini / Gallimard.