jeudi 27 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire FIN



En guise de conclusion

La boucle est bouclée. La question reste ouverte. Pour y répondre, il faut faire retour à l’enfance — « Rosebud. » — où tout se joue. Debord disait ne pas avoir eu de jeunesse* — comme il n’a pas vraiment eu de parents. Il s’est cherché des « frères » et des « sœurs » avec qui jouer — dans une « structure fraternelle » d’où les adultes sont exclus. Il n’y avait pas pour lui de passage vers l’âge adulte et son monde qu’il rejetait de toute façon. Sa vie d’enfant solitaire sera marquée par le deuil — éloignement et deuil du père — deuil impossible d’une enfance confisquée. On l’a fait remarquer, Debord était une nature mélancolique**. C‘est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de son alcoolisme. Debord a commencé à boire très jeune ; la première chose qu’un adolescent qui boit constate, c’est que l’alcool désinhibe et met un baume sur les blessures ; mais il est des plaies qui ne se referment pas. Jean-Michel Mension dit : « Guy a toujours bu d’une façon incroyable, il buvait du matin au soir par petits coups. Mais, tant que ça ne s’est pas vu, c’était très difficile de dire qu’il était alcoolique. Il était imbibé. » Il en fait le portrait suivant à l’époque du « quartier » : « Il habitait à l’hôtel, rue Racine, je ne sais pas du tout ce qu’il faisait dans la journée… Il avait une vie du point de vue chronométrique à peu près réglée, il ne rentrait pas trop tard… Moi souvent je terminais à six heures du matin. […] Lui partait relativement tôt, vers minuit une heure : il restait rarement jusqu’à la fermeture de chez Moineau, en général il partait, je suppose, quand il considérait qu’il était à niveau, qu’il avait assez bu… Il était méthodique. Il devait boire tout seul, avant que moi je le rencontre vers six heures [du soir]. Je n’ai jamais vue Debord ivre mort. » Il le décrit ainsi lors d’une de ses visites à son hôtel : « J’étais très étonné de voir un monsieur dans une robe de chambre très classique, très bourgeoise, bordeaux avec la ceinture, je me suis dit : “Tiens, c’est drôle.” Je n’ai pas cherché plus loin. » (La Tribu, Allia) Son apologie de l’alcool et de l’alcoolisation dans Panégyrique est certainement un beau morceau de littérature, mais quelle réalité masquait-elle en la transfigurant ainsi ? Il place l’alcool parmi les « [d]eux ou trois autre passions » qui « ont tenu à peu près continuellement une grande place dans cette vie » qui fut la sienne ; et il ajoute que « celle-là a été la plus constante et la plus présente » — c’est aussi celle qui l’aura détruit. Requiem.

FIN


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* « […] je crois que c’est un gars qui a vécu toute sa jeunesse absolument seul ; je l’ai entendu dire : je me souviens pas de ma jeunesse ; et : j’ai pas au de jeunesse, j’ai pas eu d’enfance. » Jean-Michel Mension, Entretien à France Culture, 1996.

** Il faut lire à ce propos : Guy Debord et la mélancolie révolutionnaire de Jörn Etzold. Il écrit : « La vie c’est construire de nouvelles situations, à chaque instant dans l’immanence absolue, sans mémoire, sans avenir, ici et maintenant. Mais on sait depuis l’analyse faite par Hegel que « ici et maintenant » sont les notions les plus abstraites au monde. Ou bien les plus vides et les plus mélancoliques. Et de fait : construire des situations à partie du néant, ça peut mal finir, dans le vide encore une fois, dans une mélancolie incurable et enfin, dans le suicide. / […] Chaque image, chaque geste, chaque sentiment est déjà infiltré, préformé et donc falsifié par le spectacle mondial et n’est donc qu’un signe de plus indiquant l’usure, la décrépitude et la vanité totale et irréversible du monde. Debord, le révolutionnaire mélancolique, les trouve partout ; il les lit. Car la mélancolie, selon Benjamin, est fortement associée à l’allégorie ; chaque chose peut en signifier une autre et en général, chaque chose signifie (en tant que chose, donc en tant que fragment isolé) l’usure de la totalité et de leur unité, leur perte irréversible. […] / La mélancolie qui ne voit que des fragments isolés, des pièces sans rapport organique, cherche partout l’unité perdue, mais elle est bien sûr chaque fois déçue car elle ne retrouve que d’autres fragments. »

Dans L’encre de la mélancolie, Jean Starobinski écrit, pour sa part, à propos de Burton : « L’auteur, quand il veut parler de façon plus frappante parle avec la voix des autres. Il recourt surabondamment à ces ressources que la rhétorique nomme auctoritas , « chrie »… Il se dit lui-même par le texte des maîtres qu’il détourne à son usage personnel. » ; et plus loin : « L’ampleur du recours à la citation chez un auteur qui se déclare mélancolique, nous invite encore à nous interroger sur le rapport entre la mélancolie et l’insertion personnelle d’un discours d’emprunt au sein du discours propre. Si c’est là, d’un part, l’attestation d’un savoir, c’est aussi, d’autre part, un aveu d’« insuffisance » […]. Céder si constamment la parole à ceux que l’on tient pour mieux-disants pourrait être la conséquence du sentiment d’infériorité, voire de dépersonnalisation dont souffre la conscience mélancolique : il lui faut des soutiens, des appuis extérieurs, des garants. Elle ne dispose pas de ressources propres en quantité suffisante. Elle se bourre de substance étrangère pour combler son propre vide. » — Notons : « Elle se bourre de substance étrangère pour combler son propre vide. » que l’on peut évidemment rapporter aussi à l’alcoolisme impénitent.

14 commentaires:

  1. On ne regrettera pas ce bouquet final décrivant Debord, le génial auteur de "La Société du spectacle", en enfant alcoolique refusant de devenir adulte. Sans doute n’a-t-il jamais voulu devenir comme ceux qui le décrivent ainsi.

    Pour nous, on aimerait savoir comment et grâce à quel dérivatif ceux-là supportent le monde et leurs congénères adultes, et connaître leurs estimables carrières, sans doute pleines d’enseignements.

    Pour rire, bien entendu.

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    1. Le génial auteur de "La Société du spectacle" était un enfant (perdu) alcoolique qui refusait de devenir adulte. C'est ainsi, que ça vous plaise ou pas — il s'en flattait d'ailleurs.

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    2. Oui, et c'est bien sûr un adulte comme vous et vos semblables qui le garantit. La boucle est donc bouclée et votre critique trouve ici toute sa pertinence.

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    3. La jeunesse vieillit, c’est un fait ; mais devient-elle « adulte », pour autant ? C’est une question à laquelle je vous laisse le soin de donner une réponse lorsque le temps sera venu. En attendant (re)passez-vous Citizen Kane : « L’enfance ? Mais c’est ici ; nous n’en sommes jamais sortis. » — « Rosebud ».

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    4. ”Citizen Kane” ? parlons-en : le plan final est aussi celui par lequel s’ouvre le film. Il s’agit d’un gros plan sur un panneau de la propriété de Kane indiquant : « NO TRESPASSING ». Panneau qui renvoie, avec Rosebud, à l’impossibilité de percer à jour l’existence d’un homme.
      Ce que manifestement vous n’arrivez ni à comprendre ni à admettre dans le cas de Debord. Et c'est bien pour cela que votre tentative obstinée restera vaine.

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    5. Vous ne comprenez rien : « le plan final est aussi celui par lequel s’ouvre le film. » ; ce qui est au début est aussi à la fin. C’est exactement ce que je veux dire — et que vous ne comprenez pas. Il y a effectivement des choses qui sont difficiles à pénétrer — plus tard, peut-être ; c’est tout le mal que je vous souhaite.

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    6. Merci papy, mais je n’ai pas besoin de vieillir pour comprendre que votre démarche, comme celle d’Apostolidès, Brun ou Donné, est un cul-de-sac : vous n'arriverez pas à faire rentrer Debord dans vos petites cases.
      Encore raté !

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  2. Michelle Perrot "Mélancolie ouvrière" vient de paraître chez Grasset, mais on traite ici des ouvriers. Il faut un peu sortir des querelles, Debord ci, Debord là... J'aime bien Debord, son attitude dans la vie, son refus du vieux monde, mais il faut bien reconnaître que l'homme se trimbalait quelques défauts qui pesaient leur poids !
    Bien qu'elle ne révèle pas grand chose de nouveau et qu'elle comporte quelques erreurs, la thèse de Brun montre quelles étaient les contradictions de Debord, à commencer par ses malheureuses origines bourgeoises qui lui sont restées en travers. Debord était d'abord un déclassé, ni prolo, ni bourgeois, il fait penser à Roger Vailland qui chercha longtemps la pratique du refus dans l'héroïne.
    J'aime bien les commentaires de Lucarno, au moins il ne donne pas dans l'hagiographie, même si parfois il en rajoute un peu.

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  3. Le plus important me semble-t-il c'est cette difficulté de Debord à rejoindre le combat des masses, à sortir de cette situation semi-clandestine dans les milieux intellectuels germano-pratins. C'est pour cette raison qu'il est d'abord attiré par le parti communiste, même s'il n'adhère pas et s'il s'en méfie. C'est pour ça ensuite qu'il se rapproche de SOB parce qu'il pense que ce petit groupe a de l'avenir dans sa volonté de rejoindre les masses.
    Mai 68 qui aura raison de l'IS, va laisser croire un moment à la justesse de la théorie de l'IS, mais en même temps l'époque va pointer que tout ce raffinement théorique n'avait finalement aucun sens pratique et restait durablement dans la clandestinité.

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    1. Le combat des masses ? Il faut quand même se remémorer que Mai 68 s'est fait (c'est là sa victoire) après 50 ans de contre-révolution bureaucratique et que le mouvement des occupations n'a pas su pendant ces quelques semaines traiter en ennemi avéré les bureaucrates du PCF et de la CGT (et c'est là sa défaite).

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  4. Pour Alex.

    Le "jeune" Alex n'aime pas que l'on touche à son bel album d'images : "Quel respect d'enfant pour les images." Le reste lui est indifférent.

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    1. Le “vieux“ Xavier donne des conseils pour plus tard, si la sagesse vient, mais en fait il règle d’abord des comptes avec son passé, et donc avec Debord (ou veut-il régler son compte à Debord ? mais là il ne fait pas le poids).
      En réalité, il voudrait régler son compte à l’image qu’il s’en fait car il pense que Debord est devenu une idole (pour quelle foule ?) et il veut détruire cette idole (parce qu’il l’avait beaucoup admirée ainsi que son ami Voyer mais ils ont été déçus).
      À partir de là, le "vieux" Xavier veut faire le portrait de Debord mais en fait il construit ou plutôt il bricole un pantin fait de morceaux d’ouvrages d’Apostolidès, Brun, Donné, agrémentés de pincées de Mension ou Rumney (et tutti quanti), toujours pris en mauvaise part.
      Tout cela ne fait pas le portrait véridique d’un homme de chair et de sang, seulement une caricature grossière.
      En fait, "papy" Xavier construit une marionnette afin de combattre une idole, et tout montre qu’une telle entreprise restera aussi dérisoire que vaine car sans objet.

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    2. Vous ne comprenez décidément rien. Je ne construis rien : je déconstruis. Chaque chose en son temps : il faut d'abord "casser la baraque".

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    3. "Casser la baraque" ? vous ? avec de si pauvres moyens ? vous rigolez !
      Voyer s’est déjà cassé les dents dessus (le pauvre n’a plus que ses chicots pour pleurer), pour vous ce sera plus rapide encore.

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