samedi 22 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 26



« L’enfance ? Mais c’est ici ! Nous n’en sommes jamais sortis. » Cette citation, tirée de Critique de la séparation, est une clé pour la compréhension de l’itinéraire circulaire de Guy Debord. Debord est resté cet orphelin solidaire, qui s’enfermait dans sa chambre et s’occupait à découper des figures dans ses illustrés avec lesquelles il s’inventait des aventures imaginaires. Il n’a pas cessé d’être cet « enfant perdu » en grandissant ; mais il joue à présent sur une plus vaste scène, avec des êtres de chairs et de sang, comme il jouait dans le petit théâtre de sa chambre ses images. C’est ce qu’a bien compris Jean-Marie Apostolidès. Dans sa recension du livre de Donné : Pour mémoires, Un essai d’élucidation des Mémoires de Guy Debord, sous le titre de : Guy debord : imagier d’un enfant perdu, il écrit : « La vie intime (sensible et intellectuelle) de Guy Debord, telle qu’on peut la reconstruire, se présente comme un forum, une place publique fermée, ou mieux encore comme un fort intérieur entouré de remparts successifs qui en défendent l’accès. En adaptant librement la conception de la structure psychique avancée par Nicolas Abraham et Maria Torok*, on peut comprendre cette construction mentale comme une suite de couches ou d’écorces s’additionnant les unes aux autres pour rendre impénétrable le noyau** obscur que les deux psychanalystes définissent comme une “crypte”. Plus on avance dans la compréhension de cette structure défensive, plus on se heurte au secret et à l’incompréhensible. / Dans le but de se créer comme Moi, de se donner à voir tout en se protégeant des regards menaçants ou simplement indiscret, Debord utilise des images dont il contrôle la forme et la fonction. On peut penser que la mise en place de ce mécanisme date de son adolescence. Ces images découpées de leur contexte lui servent d’interface avec le monde extérieur. […] / Guy Debord fabrique le Moi mythologique à partir du matériau culturel à sa disposition, qu’il transforme en autant d’images autonomisées. Celles-ci sont comme les cartes d’un jeu dont il a inventé les figures et les règles, et qui s’apparente au tarot. En fonction du milieu où il se trouve, il tire tel ou tel arcane. […] »

Apostolidès poursuit : « Les figures qui forment la substance du moi mythologique détachées du contexte originel dans lequel Debord les a rencontrées sont comme le prolongement des activités de découpage auxquelles il s’adonnait au début de l’adolescence. Confronté à une situation d’angoisse, il la rend supportable en découpant le réel en une suite de pièces détachées qu’il peut réarranger à sa guise. Mais comme ces figures sont autant de facettes de son être multiforme, c’est sa propre personnalité qu’il transforme en individualité clivée. Pour lui je est les autres. / […] Ce système est un jeu, un théâtre socio-psychique en constante métamorphose. […] Chacune des figures utilisées permet au situationniste un agrandissement de son Moi et une double mise à distance, celle de la crypte et celle du monde extérieur. Sa personnalité grand format fascine ceux qui en découvrent les aspects multiformes. Plus ou moins forcés d’enter dans le jeu, ces témoins ne demandent qu’à comprendre les règles pour jouer avec lui. Mais bien vite le situationniste se lasse de ceux qui n’ont que peu de cartes à leur disposition, ou qui ne respectent pas les règles d’échange et de circulation par lui seul établies. Il les rejette sans explication, abandonnant ses partenaires d’un moment à leur déception ou leur chagrin. Plusieurs sortiront brisés de s’être assis à sa table de jeu. » — Il faut citer ici le nom du « plus beau » de ces joueurs : Ivan Chtcheglov.

Terminons-en avec ces citations dont l’intérêt n’aura pas échappé au lecteur. Apostolidès écrit : « Aussi longtemps qu’il fonctionne, l’imagier situationniste se présente comme une collection d’images découpées et investies par Guy Debord de significations et d’émotions. Le sens n’est pas coagulé mais fluide. […] De plus, ces figures étant toujours associées à d’autres, elles ne prennent leur pleine signification que dans leur confrontation mutuelle. Il ne s’agit pas d’images fixes mais d’un jeu ; c’est moins la carte elle-même qui importe que la dynamique de la partie. L’imagier permet à Debord de rendre supportable l’excès de ses investissements émotionnels et aussi de sortir de soi pour entrer en contact avec l’extérieur. Entre lui et les autres, il place ses images, non seulement pour garder ses distances et ne pas se sentir envahi, mais aussi pour inviter ses partenaires à jouer. Le jeu se pratique sur le mode du don/contre-don. Ne peuvent y participer que ceux pour qui l’investissement émotionnel est aussi fort que le sien. C’est ainsi qu’il parvient aux rapports passionnés. Cette structure imaginale complexe forme la matrice dans laquelle se déroule sa vie intellectuelle ; elle constitue une vision de monde, une Weltanschauung […]. »

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* N. Abraham et M. Torok, L’Écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987.

** Dans Panégyrique, Debord donne la citation suivante : « “Car de notre vie, énonçait rudement en son temps la Règle du Temple, vous ne voyez que l’écorce qui est en dehors… mais vous ne savez pas les forts commandements qui sont dedans.” »

(À suivre)

3 commentaires:

  1. Après le lourdaud sociologue Eric Brun, voilà de nouveau le fin psychologue Apostolidès, l’étudiant qui en 68, à Nanterre, n’a rien vu venir… Vous faites décidément feu de tout bois et n’êtes dégoûté par aucune incompétence !

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    1. Je ne sais pas quel est votre problème. Brun est sociologique ; Apostolidès psychologue. Et alors ? Le travail de Brun malgré ses insuffisances est un travail sérieux construit sur une documentation hors pair qui en fait tout l’intérêt. Qu’Apostolidès n’ait « rien vu venir » à Nanterre où il était étudiant en 68, m’indiffère ; ce qui m’intéresse c’est ce qu’il dit maintenant. Que vous soyez graphologue ne m’intéresse pas non plus. Il n’y a pas besoin d’être graphologue pour savoir que ce n’est pas Debord qui a écrit : NE TRAVAILLEZ JAMAIS sur un mur de la rue de Seine ; il suffit de croire sur parole Jean-Michel Mension qui l’affirme.

      Si vous continuez à m’abreuver de stupidités, je ne vous répondrais plus.

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  2. Lorsqu’Apostolidès écrit que Debord « les rejette sans explication, abandonnant ses partenaires d’un moment à leur déception ou leur chagrin » il se réfère implicitement à ce que disait Ralph Rumney dans "Le Consul" en 1999 (p. 62) : « J’ai à ce propos une anecdote exemplaire : un jour, François Dufrêne a rencontré Guy dans la rue. Il lui a tendu la main pour lui dire bonjour. Guy, ignorant la main, lui a dit : “A partir d’aujourd’hui, je ne te parle plus.” Il ne lui a plus jamais adressé la parole et ne lui a pas donné d’explications… ».
    Sans s’appesantir sur le fait que Ralph Rumney conte une anecdote dont il ne fut pas le témoin direct, il apparaît que la raison de cette rupture n’est ni exemplaire, ni incompréhensible et encore moins arbitraire.
    Revenons en février 1953. François Dufrêne, qui codirige avec Marc,O. la publication lettriste "Le Soulèvement de la jeunesse", signe alors un article (« Tuteurs à gages »), dans le numéro 4 de la revue surréaliste "Médium". Ce rapprochement des surréalistes avec une fraction des lettristes est alors vu par l’Internationale lettriste comme hautement criticable.
    Un article (« Vagabondage spécial ») dans "Internationale lettriste" numéro 3 (août 1953) expose la position des lettristes internationaux : « Ecœurants et fornicatoires comme un couple d’inspecteurs en civil, Dédé Breton et le Soulèvement de la jeunesse continuent un flirt assez poussé. Cela avait commencé par un article d’un certain François Du… dans le bulletin d’informations surréalistes ; cela doit continuer par la collaboration de Dédé-les-Amourettes au Soulèvement. Quand Beylot remplace Nadja, le voilà l’amour fou… En 1927, les surréalistes demandaient la liberté de Sacco et Vanzetti ; en 1953, ils se commettent avec une publication qui tire ses subsides des Renseignements généraux et de l’Ambassade américaine. »
    C’est donc dans ce contexte précis qu’intervient l’anecdote rapportée par Rumney (sur laquelle le fin psychologue Apostolidès s'appuie pour ensuite définir une conduite générale et constante).
    François Dufrêne savait mieux que personne dans quel contexte cette rupture avec Debord était intervenue – avant de s’apercevoir un peu tard que Marc,O. s’était pleinement vendu aux Américains pour réaliser son film "Closed Vision" et le présenter au Festival de Cannes en 1954.
    Plus généralement, on notera que, quelle que soit l’époque, les exclus lettristes ou situationnistes jouent presque toujours le jeu de la diversion (Rumney par exemple expliquant que c'est parce qu'il était devenu père) ou de l’incompréhension de ce qu’il leur arrive – c’est un fait que l’on peut constater tout au long de la vie de Guy Debord. Et c’est à de tels détails qu’on reconnaît qui a été exclu pour des causes honorables ou non et qui est crédible ou non.

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