mardi 12 février 2013

« In girum » à la lumière du « canon rétrograde » ou Une tentative d’« ouverture » du « canon fermé » / 13



On remarquera pour terminer la propension qu’a Debord à recycler inlassablement les mêmes images — que ce soit des séquences de film ou des photographies diversement recadrées. C’est particulièrement évident dans In Girum qui constitue une sorte d’aboutissement dans ce domaine puisqu’il s’agit d’un film testamentaire.

Il faut revenir aussi sur l’avertissement liminaire : « On m’avait parfois reproché, mais à tort je crois, de faire des films difficiles : je vais pour finir en faire un. » Pourtant cet avertissement paraît sans objet tant le film de Debord semble ne présenter, à première vu, aucune difficulté particulière. En effet, après le Prologue portant condamnation sur l’époque, les séquences enchaînent naturellement de l’« autoportrait de l’artiste en révolté », à Paris au naufrage final dans la lagune de Venise ; il y a évidemment les « allusions » et les « intentions » qui pourraient échapper au spectateur mais qui ne l’empêcheront pas de suivre le déroulement du récit ; de plus les films détournés sont généralement repérables sans qu’il soit besoin de faire des recherches approfondies.

Alors qu’en est-il de la difficulté affirmée ? Elle se situe forcément ailleurs que dans la narration. Il faudra donc la chercher dans la structure du film ; mais la aussi l’affaire semble entendue puis que Debord a révélé lui-même la forme circulaire de son film d’entrée de jeu, par le titre-palindrome et l’animation dont il fait l’objet — circularité confirmée par l’incruste finale : « À reprendre de puis le début. » Donc : circulez, il n’y a rien à voir ? Ce serait mal connaître Debord qui a toujours voulu être l’homme du contrôle dans tout ce qu’il a réalisé. Ainsi, quand il prétend ne plus se souvenir de la provenance du palindrome qui titre son film, il est difficile de le croire. J’ai pu dire que cela pouvait être une coquetterie de sa part ; mais, si Debord a certainement ses coquetteries, ce ne peut être le cas ici : le silence là-dessus était nécessaire à l’entreprise qu’il se proposait. On a bien sûr recherché d’où pouvait bien venir ce mystérieux palindrome ; mais sans succès : il n’était pas plus chez Virgile que chez Sidoine Apollinaire. On a dû admettre que ce palindrome, que l’on trouve aussi sous la forme suivante : in girum imus nocte (ecce) et consumumir igni, avait de grandes chances de n’être qu’un exercice d’école anonyme. Là aussi, l’affaire était donc entendue.

Pourtant, c’est bien Sidoine Apollinaire qui devait me mettre sur la voie. En effet en faisant une recherche avec les mots-clés : Sidoine Apollinaire / in girum imus nocte ecce, je suis tombé sur un fichier contenant à la fois la Nouvelle Encyclopédie Théologique de l’Abbé Migne et le Dictionnaire de Plain-Chant de Joseph d’Ortigue. En poursuivant les recherches sur ce fichier avec les mots-clés précédemment cités, on ne trouvera aucune corrélation entre Sidoine Apollinaire et le palindrome ; par contre si l’on cherche uniquement avec : in girum imus nocte (ecce) et consumumir igni, on tombe sur l’article Canon du Dictionnaire de plain-chant où il sert à illustrer le « canon énigmatique » ou « canon rétrograde ». On peut raisonnablement penser que c’est là que Debord a trouvé, non seulement son palindrome mais aussi la méthode de construction de son film — le Dictionnaire d’Ortigue date du 17e siècle, période affectionnée par Debord. A-t-il ignoré volontairement l’adverbe ecce pour que l’on puisse remonter moins facilement jusqu’au Dictionniare, c’est probable.

Par la suite, et un peu par hasard aussi, j’ai été amené à faire le rapprochement avec le Roland Furieux de l’Arioste dont Debord détourne les premiers vers au début d’In girum. La lecture de la Préface d’Italo Calvino m’a convaincu qu’au-delà de ces quelques vers détournés c’est tout le poème de l’Arioste qui doit être considéré, avec le Dictionnaire d’Ortigue, comme l’un des textes-genèses du film debordien.

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