Tous les mystères de la théorie trouvent leur
solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette
pratique ; la théorie rend compte en même temps de la pratique et de
l’idéologie qui en est l’expression pervertie, mais elle ne peut en rendre
compte que lorsque le mouvement révolutionnaire établit des rapports
transparents entre sa pratique et son expression théorique ; il est à
soi-même le théoricien de son activité pratique et celui par qui la théorie
révolutionnaire s’objective. La théorie révolutionnaire st réapparue dans le
monde moderne comme sur le terrain qui lui est propre, mais, pour ne pas se
transformer en une nouvelle idéologie, elle devait s’investir dans une pratique
à la hauteur de ses présupposés théoriques.
Le même mouvement, qui, dans les sociétés
modernes, renforce à tous les niveaux la séparation par une division croissante
du travail se traduisant lui-même par un développement permanent de la
hiérarchie et de la spécialisation, renforce également la scission entre la théorie et la pratique.
Depuis l’échec du premier assaut lancé contre
le vieux monde par l’ancien mouvement ouvrier, la praxis révolutionnaire a
déserté le monde. L’Internationale situationniste a prétendu faire front à
cette situation3, mais elle lui a finalement tourné le dos en se
définissant comme un groupe de théoriciens4 s’attachant à
l’élaboration d’une nouvelle théorie révolutionnaire et aux problèmes que pose
sa communication dans le monde5. Cette attitude relève d’une
conception mécaniciste de la théorie qui s’élaborerait dans un petit groupe
expérimental quasi-alchimique, où s’amorce la réalisation de l’homme
total »6, pour être ensuite distribué
à ces bons sauvages que sont pour l’I.S. les différents éléments de
contestation et de critique épars dans le monde. Lorsque l’Internationale
situationniste prétend discuter au niveau théorique aves des organisations
révolutionnaires (Zengakuren, Accion Communista) et leur consent son
appui critique, c’est pour sombrer dans la farce bureaucratique et pour juger
ces mouvements et leur programme du point de vue supérieur et abstrait d’un
radicalisme désincarné7.
Cette perspective est à la fois sous-léniniste
et sous-hégélienne ; sous-léniniste par sa conception éducative du
dialogue, sous-hégélienne par son abstraction, son hypostase et sa
superfétation du rôle de la théorie.
La théorie cependant, quand elle sort du
monde, ne peut y revenir de façon radicale en l’absence d’une praxis
révolutionnaire. La relation entre la théorie et la pratique reste alors le
problème central auquel se trouve confronté inévitablement tout groupe ou
organisation à prétention révolutionnaire. L’internationale situationniste n’a
pas échappé à cette nécessité et sa faillite peut s’analyser à trois niveaux.
—
De
rares tentatives unilatérales8 n’avaient pas suffi à dépoussiérer
une vieille théorie révolutionnaire figée dans des cristallisations dogmatiques
ou affadie par des édulcorations réformistes. L’internationale situationniste a
contribué de manière décisive à rehausser la théorie révolutionnaire au niveau
du mouvement réel de la société globale. Elle a eu le mérité de porter la
critique sociale sur le terrain de la vie quotidienne et elle à, du même coup,
repris le point de vue de la totalité et les projets de dépassement et de
réalisation de la philosophie et de l’art. Elle a étendu la théorie de
l’autogestion à tous les domaines de la vie sociale, amorcé une timide critique
de l’économie politique et affirmé
l’exigence d’un accord minimum entre ce qui est dit et ce qui est fait. La
misère de l’environnement accentue la qualité d’un niveau théorique qui rejoint
parfois celui de Korsch, de Lukacs, voire celui de Marx.
Mais, comme toutes
les formulations dont le rôle historique est achevé, cette théorie a cessé de
jouer un rôle progressif et va de plus en plus se dégrader en idéologie. Elle
peut se survivre un moment encore, à la fois comme une forme dépassée après
avoir atteint son apogée, et aussi comme tout être n’exerçant plus aucun pouvoir sur sa propre vie. Au moyen de
concepts précédemment élaborés transformés en stéréotypes, d’artifices logiques
et de trucs linguistiques, un certain nombre de mécanismes permettent à l’I.S.
de continuer à fonctionner9. S’il est vrai que les mots travaillent
pour l’organisation dominante de la vie, ils ont trouvé là un emploi dans un
secteur de pointe ; en leur faisant rendre tout ce qu’ils peuvent,
l’Internationale situationniste peut produire encore des revues et des livres.
Mais le contraste entre ce qui paraît encore théorique et ce qui est déjà
manifestement idéologique se réduit maintenant de plus en plus 10.
—
À
un niveau intermédiaire où la théorie cesse d’être à elle-même sa propre fin
sans être encore l’expression d’une praxis réelle, l’Internationale
situationniste a mené la seule lutte pratique possible pour l’époque :
opposer les armes de la théorie à l’impuissante intelligentsia de gauche.
L’absence d’une praxis révolutionnaire globale et d’un mouvement
révolutionnaire organisé a été accompagné par une aliénation de la théorie
révolutionnaire qui, ou bien transformée en idéologie mensongère organise la
fausse conscience pour masquer l’échec du vieux mouvement ouvrier et la dictature
bureaucratique qui lui a succédé, ou bien se cantonne dans des débats
casuistiques et byzantins : une théorie désincarnée n’ayant nulle
intention de montrer la voie de sa réalisation 11.
3. C’est là l’essentiel de ce qui distingue le
moindre situationniste d’un quelconque argumentiste.
4. Cf. le tract « Les luttes de classe
en Algérie » : « La revue “I.S.” est l’expression d’un groupe
international de théoriciens qui, dans les dernières années, a entrepris une
critique radicale de la société moderne : critique de ce qu’elle est
réellement et critique de tous ses aspects. »
5. Cf. le rapport de Debord à la huitième
conférence de l’I.S. en juillet, 1966 : « Notre affaire est avant
tout de constituer une théorie critique globale et (donc inséparablement) de la
communiquer à tous les secteurs déjà
objectivement engagés dans une négation qui reste subjectivement
fragmentaire. »
6. Cf. I.S. n° 8, p. 47.
7. Cf. notamment I.S. n° 10.
8. Cf. la revue « Socialisme ou
Barbarie » qui au cours de l’après-guerre à su restituer, après 50 ans de
falsifications, l’essentiel de l’analyse révolutionnaire du travail dans la
société capitaliste, sans s’élever toutefois, ni à la saisie de ce qu’il y a de
nouveau dans le monde moderne, l’extension de l’aliénation du travail à tous
les aspects de la vie sociale, ni à la nécessité du dépassement du travail en
tant qu’activité spécialisée et non consciente dans la production de la
richesse sociale.
9. Une simple analyse sémantique suffirait à
les démontrer si cela était nécessaire. « Attention, trois
provocateurs » est un modèle du genre : une I.B.M. paranoïaque aurait
pu l’écrire. (Cf., en annexe, Rien que la
merde, mais toute la merde.)
10. On pourrait montrer que les fragments
d’idéologie à l’I.S., comme ceux de la communication, de la transparence, de la
cohérence, du jeu, de l’expérimentation, de la théorie, etc. s’organisent
autour de deux axes principaux qui se complètent, et dont l’importance
respective varie selon la conjoncture : une idéologie quelque peu
kantienne du devoir-être avec ses corollaires perfectionnistes et réformistes,
une idéologie triomphaliste s’où résulte tout aussi nécessairement le
volontarisme.
11. La continuité des deux moments a été
assurée par la même équipe dont les membres ont troqué leur rôle
d’« intellectuels » soumis dans le parti stalinien contre l’idéologie
débridé dans la bande d’Argument.
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Dans le monde du
spectacle, la sphère culturelle est un des lieux de l’organisation de
l’apparence, où la mise en spectacle de la théorie révolutionnaire falsifiée
désamorce les possibilités révolutionnaires réelles. C’est dans le combat
intérieur et extérieur à la sphère culturelle, contre la culture dominante et
notamment contre la pseudo-pensée révolutionnaire et son cas-limite Lefèbvre,
que l’I.S. a remporté ses véritables succès. Dans la lutte contre le
confusionnisme général imposé par le spectacle dominant, on ne saurait être en
deçà ce ces nouvelles exigences.
Maintenant que l’I.S.
s’est érigée dans le monde de la
culture en gardienne de la théorie et en archétype de la pureté et de la
rigueur révolutionnaire, qu’elle est entrée dans le même type de rapports
falsifiés entre une théorie se dégradant en idéologie et une pratique politique chargée de la mettre en œuvre,
ces mêmes exigences imposent le refus tout aussi radical d’une pratique telle
qu’elle tend de plus en plus à se retourner contre ses propres présuppositions.
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La
praxis révolutionnaire globale, bouleversant et réorientant tous les aspects de
la vie, est à la fois le résultat du mouvement de la société dont elle est la
négation, et ce mouvement lui-même ; à une époque où ces deux termes sont
disjoints, toute pratique est forcément partielle et elle doit se reconnaître et
se combattre comme telle, si elle ne veut pas que soit pervertie sa relation
avec le mouvement global. L’Internationale situationniste n’a pas évité le
piège d’un urbanisme unitaire12 qui s’inscrirait immédiatement dans l’existant, que pour
tomber dans celui d’une pratique de groupe abstraite et réifiée.
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12. Cf. notamment I.S. n° 6.