lundi 31 décembre 2012

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 2



Tous les mystères de la théorie trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique ; la théorie rend compte en même temps de la pratique et de l’idéologie qui en est l’expression pervertie, mais elle ne peut en rendre compte que lorsque le mouvement révolutionnaire établit des rapports transparents entre sa pratique et son expression théorique ; il est à soi-même le théoricien de son activité pratique et celui par qui la théorie révolutionnaire s’objective. La théorie révolutionnaire st réapparue dans le monde moderne comme sur le terrain qui lui est propre, mais, pour ne pas se transformer en une nouvelle idéologie, elle devait s’investir dans une pratique à la hauteur de ses présupposés théoriques.

Le même mouvement, qui, dans les sociétés modernes, renforce à tous les niveaux la séparation par une division croissante du travail se traduisant lui-même par un développement permanent de la hiérarchie et de la spécialisation, renforce également la scission entre la théorie et la pratique.

Depuis l’échec du premier assaut lancé contre le vieux monde par l’ancien mouvement ouvrier, la praxis révolutionnaire a déserté le monde. L’Internationale situationniste a prétendu faire front à cette situation3, mais elle lui a finalement tourné le dos en se définissant comme un groupe de théoriciens4 s’attachant à l’élaboration d’une nouvelle théorie révolutionnaire et aux problèmes que pose sa communication dans le monde5. Cette attitude relève d’une conception mécaniciste de la théorie qui s’élaborerait dans un petit groupe expérimental quasi-alchimique, où s’amorce la réalisation de l’homme total »6, pour être ensuite distribué à ces bons sauvages que sont pour l’I.S. les différents éléments de contestation et de critique épars dans le monde. Lorsque l’Internationale situationniste prétend discuter au niveau théorique aves des organisations révolutionnaires (Zengakuren, Accion Communista) et leur consent son appui critique, c’est pour sombrer dans la farce bureaucratique et pour juger ces mouvements et leur programme du point de vue supérieur et abstrait d’un radicalisme désincarné7.

Cette perspective est à la fois sous-léniniste et sous-hégélienne ; sous-léniniste par sa conception éducative du dialogue, sous-hégélienne par son abstraction, son hypostase et sa superfétation du rôle de la théorie.

La théorie cependant, quand elle sort du monde, ne peut y revenir de façon radicale en l’absence d’une praxis révolutionnaire. La relation entre la théorie et la pratique reste alors le problème central auquel se trouve confronté inévitablement tout groupe ou organisation à prétention révolutionnaire. L’internationale situationniste n’a pas échappé à cette nécessité et sa faillite peut s’analyser à trois niveaux.

   De rares tentatives unilatérales8 n’avaient pas suffi à dépoussiérer une vieille théorie révolutionnaire figée dans des cristallisations dogmatiques ou affadie par des édulcorations réformistes. L’internationale situationniste a contribué de manière décisive à rehausser la théorie révolutionnaire au niveau du mouvement réel de la société globale. Elle a eu le mérité de porter la critique sociale sur le terrain de la vie quotidienne et elle à, du même coup, repris le point de vue de la totalité et les projets de dépassement et de réalisation de la philosophie et de l’art. Elle a étendu la théorie de l’autogestion à tous les domaines de la vie sociale, amorcé une timide critique de l’économie politique et affirmé l’exigence d’un accord minimum entre ce qui est dit et ce qui est fait. La misère de l’environnement accentue la qualité d’un niveau théorique qui rejoint parfois celui de Korsch, de Lukacs, voire celui de Marx.

Mais, comme toutes les formulations dont le rôle historique est achevé, cette théorie a cessé de jouer un rôle progressif et va de plus en plus se dégrader en idéologie. Elle peut se survivre un moment encore, à la fois comme une forme dépassée après avoir atteint son apogée, et aussi comme tout être n’exerçant plus aucun pouvoir sur sa propre vie. Au moyen de concepts précédemment élaborés transformés en stéréotypes, d’artifices logiques et de trucs linguistiques, un certain nombre de mécanismes permettent à l’I.S. de continuer à fonctionner9. S’il est vrai que les mots travaillent pour l’organisation dominante de la vie, ils ont trouvé là un emploi dans un secteur de pointe ; en leur faisant rendre tout ce qu’ils peuvent, l’Internationale situationniste peut produire encore des revues et des livres. Mais le contraste entre ce qui paraît encore théorique et ce qui est déjà manifestement idéologique se réduit maintenant de plus en plus 10.

   À un niveau intermédiaire où la théorie cesse d’être à elle-même sa propre fin sans être encore l’expression d’une praxis réelle, l’Internationale situationniste a mené la seule lutte pratique possible pour l’époque : opposer les armes de la théorie à l’impuissante intelligentsia de gauche. L’absence d’une praxis révolutionnaire globale et d’un mouvement révolutionnaire organisé a été accompagné par une aliénation de la théorie révolutionnaire qui, ou bien transformée en idéologie mensongère organise la fausse conscience pour masquer l’échec du vieux mouvement ouvrier et la dictature bureaucratique qui lui a succédé, ou bien se cantonne dans des débats casuistiques et byzantins : une théorie désincarnée n’ayant nulle intention de montrer la voie de sa réalisation 11.

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3. C’est là l’essentiel de ce qui distingue le moindre situationniste d’un quelconque argumentiste.

4. Cf. le tract « Les luttes de classe en Algérie » : « La revue “I.S.” est l’expression d’un groupe international de théoriciens qui, dans les dernières années, a entrepris une critique radicale de la société moderne : critique de ce qu’elle est réellement et critique de tous ses aspects. »

5. Cf. le rapport de Debord à la huitième conférence de l’I.S. en juillet, 1966 : « Notre affaire est avant tout de constituer une théorie critique globale et (donc inséparablement) de la communiquer à tous les secteurs déjà objectivement engagés dans une négation qui reste subjectivement fragmentaire. »

6. Cf. I.S. n° 8, p. 47.

7. Cf. notamment I.S. n° 10.

8. Cf. la revue « Socialisme ou Barbarie » qui au cours de l’après-guerre à su restituer, après 50 ans de falsifications, l’essentiel de l’analyse révolutionnaire du travail dans la société capitaliste, sans s’élever toutefois, ni à la saisie de ce qu’il y a de nouveau dans le monde moderne, l’extension de l’aliénation du travail à tous les aspects de la vie sociale, ni à la nécessité du dépassement du travail en tant qu’activité spécialisée et non consciente dans la production de la richesse sociale.

9. Une simple analyse sémantique suffirait à les démontrer si cela était nécessaire. « Attention, trois provocateurs » est un modèle du genre : une I.B.M. paranoïaque aurait pu l’écrire. (Cf., en annexe, Rien que la merde, mais toute la merde.)

10. On pourrait montrer que les fragments d’idéologie à l’I.S., comme ceux de la communication, de la transparence, de la cohérence, du jeu, de l’expérimentation, de la théorie, etc. s’organisent autour de deux axes principaux qui se complètent, et dont l’importance respective varie selon la conjoncture : une idéologie quelque peu kantienne du devoir-être avec ses corollaires perfectionnistes et réformistes, une idéologie triomphaliste s’où résulte tout aussi nécessairement le volontarisme.

11. La continuité des deux moments a été assurée par la même équipe dont les membres ont troqué leur rôle d’« intellectuels » soumis dans le parti stalinien contre l’idéologie débridé dans la bande d’Argument.

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 Dans le monde du spectacle, la sphère culturelle est un des lieux de l’organisation de l’apparence, où la mise en spectacle de la théorie révolutionnaire falsifiée désamorce les possibilités révolutionnaires réelles. C’est dans le combat intérieur et extérieur à la sphère culturelle, contre la culture dominante et notamment contre la pseudo-pensée révolutionnaire et son cas-limite Lefèbvre, que l’I.S. a remporté ses véritables succès. Dans la lutte contre le confusionnisme général imposé par le spectacle dominant, on ne saurait être en deçà ce ces nouvelles exigences.

Maintenant que l’I.S. s’est érigée dans le monde de la culture en gardienne de la théorie et en archétype de la pureté et de la rigueur révolutionnaire, qu’elle est entrée dans le même type de rapports falsifiés entre une théorie se dégradant en idéologie et une pratique politique chargée de la mettre en œuvre, ces mêmes exigences imposent le refus tout aussi radical d’une pratique telle qu’elle tend de plus en plus à se retourner contre ses propres présuppositions.

   La praxis révolutionnaire globale, bouleversant et réorientant tous les aspects de la vie, est à la fois le résultat du mouvement de la société dont elle est la négation, et ce mouvement lui-même ; à une époque où ces deux termes sont disjoints, toute pratique est forcément partielle et elle doit se reconnaître et se combattre comme telle, si elle ne veut pas que soit pervertie sa relation avec le mouvement global. L’Internationale situationniste n’a pas évité le piège d’un urbanisme unitaire12 qui s’inscrirait immédiatement dans l’existant, que pour tomber dans celui d’une pratique de groupe abstraite et réifiée.

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12. Cf. notamment I.S. n° 6.

(À suivre)

Documents situationnistes – La révolte des garnaultins comme si vous y étiez / 1



Pour une critique de l’avant-gardisme

L’Unique et sa propriété


« Et maintenant, doux et fidèle serviteur Sancho, entre, en chevauchant ton grison, dans la puissance personnelle de l’Unique, “use” ton “unique” jusqu’à la dernière lettre, lui dont la force, la vaillance et le titre merveilleux ont été chantés déjà par Calderon dans la strophe suivante :

« L’unique —
Le héros valeureux.
Le noble chef,
Le superbe chevalier,
L’illustre paladin,
Le chrétien toujours fidèle,
L’Heureux amiral
D’Afrique, le sublime monarque
D’Alexandrie, le caïd
De Barbarie, le Cid d’Égypte,
Morabite, et Grand Seigneur
De Jérusalem. »

Karl Marx, Idéologie Allemande.


Toutes les avant-gardes sont dépendantes du vieux monde dont elles masquent la décrépitude sous leur illusoire jeunesse. Une des conditions pour que la nouvelle théorie et le nouvelle pratique révolutionnaires aillent de l’avant est alors une critique radicale de l’avant-garde en tant qu’ultime déguisement du vieux monde néo-théologique de la séparation marchande dans ses tentatives perpétuelles pour se maintenir identique à lui-même dans de nouvelles apparences de changement.

Notion confuse et véritable « fourre-tout », l’avant-garde, sauf dans le domaine militaire et donc politique, ne relève pas du concept. En revanche, le contexte économique et social où une telle notion peut apparaître et prospérer est parfaitement déterminé : le monde dominant qui multiplie les scissions, les séparations, les inégalités dans le développement global et donc les retard dans tous les domaines.

La théorie et la pratique de la secte d’avant-garde permettent de fuir magiquement cette dure réalité moderne dans laquelle il faut au contraire se situer de façon déterminée, non bien sûr pour l’entériner et s’y complaire, mais pour la combattre radicalement. Effort désespéré pour s’unir au monde dans un monde où cela est radicalement impossible, l’avant-garde est une ces réalités bâtardes qui poussent la théorie au mysticisme et dont la fonction est de pallier l’absence d’un mouvement global de contestation.

Le mouvement Dada, malgré son isolement et l’hostilité générale qu’il rencontrait, n’a jamais cherché à s’ériger en avant-garde. Dada est devenu une avant-garde malgré et contre lui, quand le mouvement révolutionnaire global qui le sous-tendait et qu’il exprimait dans une subversion totale au niveau de la sphère culturelle est retombé. C’est l’échec de la révolution qui l’a finalement constitué en avant-garde dans cette même sphère culturelle séparée ainsi scandaleusement prolongée, qu’il vomissait.

L’avant-garde politique (Lénine et les Bolcheviks) et l’avant-garde artistique (Breton et les surréalistes) ont fini, lamentablement, par se rejoindre dans la colossale faillite stalinienne.

Ultime embrasement d’un monde mort, l’Internationale situationniste apparaît à une époque où la séparation s’accentue, et elle s’imagine alors préfigurer le nouveau monde. Plus prosaïquement, elle n’est que le résultat d’un temps où elle se voit encore trop en avance pour intervenir ; lorsqu’elle finit par s’y résoudre, elle épouse aussitôt les formes dominantes de l’époque. Confrontée avec la notion d’avant-garde, et sans même la critiquer, l’I.S. l’a adoptée par la force des choses, avec une joyeuse naïveté. Crée dans la phase la plus avancée de la décomposition du vieux monde de la culture, à partir des débris de gauche du groupe lettriste et d’autres groupes aux préoccupations analogues, elle a repris leurs prétentions, tout en s’affirmant la seule avant-garde authentique. L’Internationale situationniste est la conjonction des avant-gardes dans l’avant-gardisme1. Elle a confondu l’amalgame de toutes les avant-gardes avec la synthèse et la reprise de tous les courants radicaux du passé.

La pratique avant-gardiste a pu être une période particulièrement pauvre pour le mouvement révolutionnaire, un pis-aller permettant de maintenir vivante certaines exigences fondamentales, mais d’une vie artificielle menacée sans cesse  de dégénérer en son contraire monstrueux. Que peser alors d’une I.S. qui se cramponne à une telle notion et refuse d’en démordre à un moment où le monde lui-même exige autre chose.

Sortit de la nuit du possible pour accéder au jour de la réalité, c’est affronter réellement les problèmes réels, notamment celui désormais central d’une organisation révolutionnaire d’un type nouveau qui à tous les niveaux se développerait dans le monde dominant et contre lui, sans jamais le reproduire en rien. Ce projet, ouvertement proclamé par l’I.S., ne saurait obtenir le moindre semblant de réalisation dans la cadre étriqué du petit groupe d’avant-garde auquel elle se réduit. Pour apprécier à sa juste valeur cette vente à la criée de banalités révolutionnaires qui éveillent un sentiment bienfaisant jusque dans la poitrine de l’honnête étudiant, pour mettre en évidence la petitesse, le caractère local et borné de tout ce mouvement, et notamment le contraste tragi-comique entre les véritable exploits de ces héros et les illusions sur ces exploits2, il est nécessaire d contempler tout ce spectacle d’un point de vue qui se situe au-delà de l’I.S. Il faut démystifier la Sainte Famille Situationniste, opposer le sérieux du négatif au manque de sérieux qui caractérise de plus en plus l’ensemble des activités de l’I.S.

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1. Si on peut être d’avant-garde dans une sphère séparée et déterminée, c’est que l’avant-garde accepte le monde de la séparation et l’entérine, car elle en vit. Mais qu’est-ce qu’une l’avant-garde par rapport à l’ensemble du mouvement réel sino a priori une idéologie et un mensonge.

2. À propos de l’« affaire » de Strasbourg, cf. : « Contribution à la rectification des jugements du public sur quelques événements récents et leur signification » — à paraître.


 (À suivre)

jeudi 27 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire FIN



En guise de conclusion

La boucle est bouclée. La question reste ouverte. Pour y répondre, il faut faire retour à l’enfance — « Rosebud. » — où tout se joue. Debord disait ne pas avoir eu de jeunesse* — comme il n’a pas vraiment eu de parents. Il s’est cherché des « frères » et des « sœurs » avec qui jouer — dans une « structure fraternelle » d’où les adultes sont exclus. Il n’y avait pas pour lui de passage vers l’âge adulte et son monde qu’il rejetait de toute façon. Sa vie d’enfant solitaire sera marquée par le deuil — éloignement et deuil du père — deuil impossible d’une enfance confisquée. On l’a fait remarquer, Debord était une nature mélancolique**. C‘est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de son alcoolisme. Debord a commencé à boire très jeune ; la première chose qu’un adolescent qui boit constate, c’est que l’alcool désinhibe et met un baume sur les blessures ; mais il est des plaies qui ne se referment pas. Jean-Michel Mension dit : « Guy a toujours bu d’une façon incroyable, il buvait du matin au soir par petits coups. Mais, tant que ça ne s’est pas vu, c’était très difficile de dire qu’il était alcoolique. Il était imbibé. » Il en fait le portrait suivant à l’époque du « quartier » : « Il habitait à l’hôtel, rue Racine, je ne sais pas du tout ce qu’il faisait dans la journée… Il avait une vie du point de vue chronométrique à peu près réglée, il ne rentrait pas trop tard… Moi souvent je terminais à six heures du matin. […] Lui partait relativement tôt, vers minuit une heure : il restait rarement jusqu’à la fermeture de chez Moineau, en général il partait, je suppose, quand il considérait qu’il était à niveau, qu’il avait assez bu… Il était méthodique. Il devait boire tout seul, avant que moi je le rencontre vers six heures [du soir]. Je n’ai jamais vue Debord ivre mort. » Il le décrit ainsi lors d’une de ses visites à son hôtel : « J’étais très étonné de voir un monsieur dans une robe de chambre très classique, très bourgeoise, bordeaux avec la ceinture, je me suis dit : “Tiens, c’est drôle.” Je n’ai pas cherché plus loin. » (La Tribu, Allia) Son apologie de l’alcool et de l’alcoolisation dans Panégyrique est certainement un beau morceau de littérature, mais quelle réalité masquait-elle en la transfigurant ainsi ? Il place l’alcool parmi les « [d]eux ou trois autre passions » qui « ont tenu à peu près continuellement une grande place dans cette vie » qui fut la sienne ; et il ajoute que « celle-là a été la plus constante et la plus présente » — c’est aussi celle qui l’aura détruit. Requiem.

FIN


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* « […] je crois que c’est un gars qui a vécu toute sa jeunesse absolument seul ; je l’ai entendu dire : je me souviens pas de ma jeunesse ; et : j’ai pas au de jeunesse, j’ai pas eu d’enfance. » Jean-Michel Mension, Entretien à France Culture, 1996.

** Il faut lire à ce propos : Guy Debord et la mélancolie révolutionnaire de Jörn Etzold. Il écrit : « La vie c’est construire de nouvelles situations, à chaque instant dans l’immanence absolue, sans mémoire, sans avenir, ici et maintenant. Mais on sait depuis l’analyse faite par Hegel que « ici et maintenant » sont les notions les plus abstraites au monde. Ou bien les plus vides et les plus mélancoliques. Et de fait : construire des situations à partie du néant, ça peut mal finir, dans le vide encore une fois, dans une mélancolie incurable et enfin, dans le suicide. / […] Chaque image, chaque geste, chaque sentiment est déjà infiltré, préformé et donc falsifié par le spectacle mondial et n’est donc qu’un signe de plus indiquant l’usure, la décrépitude et la vanité totale et irréversible du monde. Debord, le révolutionnaire mélancolique, les trouve partout ; il les lit. Car la mélancolie, selon Benjamin, est fortement associée à l’allégorie ; chaque chose peut en signifier une autre et en général, chaque chose signifie (en tant que chose, donc en tant que fragment isolé) l’usure de la totalité et de leur unité, leur perte irréversible. […] / La mélancolie qui ne voit que des fragments isolés, des pièces sans rapport organique, cherche partout l’unité perdue, mais elle est bien sûr chaque fois déçue car elle ne retrouve que d’autres fragments. »

Dans L’encre de la mélancolie, Jean Starobinski écrit, pour sa part, à propos de Burton : « L’auteur, quand il veut parler de façon plus frappante parle avec la voix des autres. Il recourt surabondamment à ces ressources que la rhétorique nomme auctoritas , « chrie »… Il se dit lui-même par le texte des maîtres qu’il détourne à son usage personnel. » ; et plus loin : « L’ampleur du recours à la citation chez un auteur qui se déclare mélancolique, nous invite encore à nous interroger sur le rapport entre la mélancolie et l’insertion personnelle d’un discours d’emprunt au sein du discours propre. Si c’est là, d’un part, l’attestation d’un savoir, c’est aussi, d’autre part, un aveu d’« insuffisance » […]. Céder si constamment la parole à ceux que l’on tient pour mieux-disants pourrait être la conséquence du sentiment d’infériorité, voire de dépersonnalisation dont souffre la conscience mélancolique : il lui faut des soutiens, des appuis extérieurs, des garants. Elle ne dispose pas de ressources propres en quantité suffisante. Elle se bourre de substance étrangère pour combler son propre vide. » — Notons : « Elle se bourre de substance étrangère pour combler son propre vide. » que l’on peut évidemment rapporter aussi à l’alcoolisme impénitent.

mercredi 26 décembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 30



Ce que l’on pourrait nommer « l’art du positionnement » de Debord, dans le « jeu des avant-gardes » artistico-politiques et littéraires en perpétuel reconfiguration, réside dans sa plasticité, qui permet — grâce notamment à la technique du « détournement » — à partir d’éléments qui restent les mêmes de varier les possibilités de recomposition — et en dernier ressort d’envisager de changer de « terrain de jeu » en décidant un « retrait des espaces artistiques ». Eric brun écrit : « Le fait que Debord prenne partie en faveur d’un dépassement de l’art, de la recherche avant-gardiste d’un terrain d’action dit “supérieur”, qui excéderait les arts traditionnels avec pour objectif de “passionner la vie”, accompagne une forme de multipositionnalité dans les arts (ou en tout cas une transdisciplinarité) […]. / On peut même penser que ces prises de position induisent à terme un retrait des univers artistiques, retrait qui caractérise de fait l’histoire de l’I.S. au tournant des années 1960. » Plus loin, il ajoute : « Rappelons à ce titre que le procès de l’esthétique passe dès 1953 par la construction et la justification de la prophétie d’une mort de l’esthétique. Cette prophétie est une constante du discours et des analyses proposées par Debord. Elle lui permet de revendiquer la valeur d’une activité menée “au-delà” de l’esthétique, dans l’expérimentation des “ambiances” par exemple. Cette prophétie passe vers la fin des années 1950 par la formation du concept de “décomposition culturelle” (définis en 1958 comme le “processus par lequel les formes culturelles se sont détruites elles-mêmes, sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures”). »



« La perpétuation de la prise de position contre l’art comme “contemplation esthétique” passe donc par une prophétie de la mort de l’esthétique, mélange de construction théorique et de bluff (“nous nous fondons sur la constatation évidente”, etc.) Cette prophétie induit aussi une lecture spécifique (c’est-à-dire partielle et partiale) de l’art moderne et de son sens. On l’a vu, son manifeste de 1953 (Manifeste pour une construction de situations) sélectionne dans le passé artistique des “gestes” qui sont alors lus comme venant confirmer la prophétie de la mort de l’Esthétique (“l’isolement de quelques mots par Mallarmé sur le blanc dominant d’une page”, la fuite de Rimbaud, la désertion de Cravan, etc.) » — Cette « prophétie » est le type même de la prophétie auto-réalisatrice.



« On peut alors voir une condition de la stabilité de ses prises de position sur l’art dans le fait qu’il tend à ramener l’essentiel des gestes artistiques contemporains à une répétition  des geste de destruction des conventions artistiques réalisées par l’avant-garde de l’entre-deux guerres (notamment le dadaïsme et le surréalisme). […] / Autrement dit, selon lui, il ne saurait être question de prétendre à une “nouveauté” en matière artistique lorsqu’on se maintient dans le cadre des arts traditionnels, “fragmentaires”, “isolés”, qui en quelque sorte tournent à vide dans une répétition des transgressions passées. Cherchant à opérer une démarcation à l’égard du modèle de l’avant-garde comme tendance artistique, Debord en vient à affirmer que la véritable création n’est pas l’invention de nouvelles formes mais bien ce qu’on pourrait appeler un “fait de structure”, c’est-à-dire un renouvellement de l’espace des possibles créatifs, l’invention de nouvelles conditions de création : “Il faut signifier une fois pour toutes que l’on ne saurait appeler création ce qui n’est qu’expression personnelle dans le cadre de moyens créés par d’autres. La création n’est pas l’arrangement des objets et des formes, c’est l’invention de nouvelles lois sur cet arrangement.” » Eric brun conclut : « En redéfinissant ainsi la notion de “création”, il lui est possible de revendiquer une “création” sans intervenir pour autant dans la production d’œuvres artistiques. […] / Ainsi pour Debord, le rôle de “l’avant-garde généralisée” (ou, pourrait-on dire, “totale”), est la “création” [des] conditions de la création”, par la construction d’une société de la “créativité permanente”. »



Cela se révèlera une tâche insurmontable ; et débouchera sur l’échec que l’on sait. Mais cette tâche ne devait-elle pas précisément être insurmontable pour que sa non-réalisation apparaisse, et soit présentée à la fin, comme un aboutissement — si ce n’est souhaitable, du moins souhaité — ; et qui implique de tout « reprendre depuis le début » ? Pour que Debord lui-même puisse affirmer superbement en prenant congé : « Il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées. »



(À suivre)