samedi 27 octobre 2012

L’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale »



L’important travail qu’Eric Brun a consacré à Debord et à l’I.S. se mesure moins au (gros) volume de sa thèse de doctorat qu’à la documentation (impressionnante) qu’elle met en œuvre. Le fait qu’il soit tout entier structuré par la méthodologie bourdieusienne dont il adopte l’arsenal catégorique : « champ », « habitus », « illusio », et autre « libido » ne doit pas rebuter le lecteur.

Comme nombre de travaux universitaires, celui-ci présente le défaut de ne considérer son objet que de l’extérieur. Or, pour bien connaître — et décrire — un objet, il faut aussi le voir de l’intérieur — ce qui est plus difficile. Pour cela, il faut pouvoir se placer du point de vue des protagonistes de l’histoire que l’on raconte ; se mettre, pour ainsi dire, en situation. Ce qui nécessite une certaine capacité à l’empathie — et Eric brun n’a que de la sympathie.

Cela dit, son travail n’en mérite pas moins l’attention. Outre une documentation quasi exhaustive, et indépendamment de ses bourdieuseries, Brun a le mérite de remettre l’I.S. à sa place dans la suite des avant-gardes qui l’on précédée — particulièrement le modèle surréaliste — et dans laquelle elle s’inscrit naturellement. L’I.S. n’est pas un hapax ni la 8e merveille du (vieux) monde.

Cependant, il retombe malheureusement dans le travers de présenter la trajectoire de l’I.S. comme l’œuvre exemplaire d’un stratège hors pair : Debord. C’est-à-dire que, malgré sa science — ou à cause d’elle —, il se laisse abuser par la reconstruction artistique qu’à opérer Debord lui-même (et ses héritiers à sa suite) ; et il succombe ainsi, lui aussi, au charme de la « légende dorée » malgré son (lourd) appareillage critique.

Ainsi, il ne voit pas que le passage de l’I.L. à l’I.S., malgré les apparences, ne se fait pas sans une solution de continuité : il aura fallu une rupture, un détournement et un retournement pour que la petite centrale influencielle au service de l’Intelligence devienne une organisation révolutionnaire comme l’Internationale Situationniste.

Nous verrons tout cela prochainement.

16 commentaires:

  1. Vous n'avez pas l'air de comprendre pourquoi Eric Brun (et d'autres) privilégie le point de vue de Debord, c'est pourtant simple : il est le seul à avoir été là du début (1952) à la fin (1972) de cette avant-garde, soit pendant vingt ans (qui dit mieux ?). Si divers compagnons ont eu leur importance à diverses époques (Chtcheglov, Jorn, Vaneigem, etc.), le dessein général a bien été tracé par Debord. On pourrait certes écrire une histoire générale (et non désinvolte) de l'I.S. mais à partir de quels documents, de quels témoignages ? Tous ceux qui ont été publiés sont entachés d'une haine non dissimulée envers Debord (on comprend pourquoi : ils ont été exclus et ils veulent cacher leurs défaillances). On a affaire là à des témoignages intéressés : il faudrait ne pas l'oublier et savoir les lire et donc avoir soi-même la distance nécessaire pour les comprendre dans un esprit autre que le risible règlement de comptes. On sait que vous voudriez adjoindre à cette histoire le météorique J.-P. Voyer mais nous savons tous qu'il n'a pas réussi à éblouir son siècle et qu'au fond son importance se limite à une note en bas de page (comme dans "La Véritable Scission dans l'Internationale") : pas de quoi en faire une histoire !

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  2. Je pense qu’il est effectivement nécessaire de réintégrer Voyer dans l’histoire de l’I.S. D’abord il n’est pas si « météorique » que ça puisqu’il a fréquenté Debord depuis le début des années 60 jusqu’à la fin des années 70. Ensuite, il n’a pas été seulement un compagnon de beuverie, il a été le dernier « frère » de Debord. Seulement, c’est le seul qui ne se soit pas « écrasé » devant le « grand Guy » quand il a été lourdé comme un malpropre — et le moins que l’on puisse dire c’est que sa riposte n’a pas été graduée.

    L’histoire de I.S. a été entièrement réécrite par et du point de vue du seul Debord. Ce qui peut difficilement satisfaire ni suffire à un observateur exigeant. Un certains nombre d’ouvrages un peu plus critiques commencent heureusement à paraitre, mais c’est loin d’être suffisant. Il est donc nécessaire de continuer dans ce sens.

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  3. Voyer « a fréquenté Debord depuis le début des années 60 jusqu’à la fin des années 70 », dîtes-vous ? Fréquentation épisodique et parcellaire alors, car on ne voit nulle trace de cette si longue amitié puisque Voyer n'a publié son premier texte qu'en 1971 et je ne crois pas que Debord aurait accepté un si long silence et une si lente maturation de la part d'un de ses supposés «frères», comme vous dîtes. Vous vous exagérez l'importance de Voyer dans l'histoire de l'I.S. parce que vous-même lui avez accordé trop d’importance par le passé ; bien trop d'importance au regard de sa si mince contribution à l'histoire des situationnistes.

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  5. Voyer à découvert l'I.S. en 1966, je crois.

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  6. J’ai dit : début des années 60 ; c’est plutôt le début de la seconde moitié des années 60, probablement en 66. Voyer était un déserteur de la guerre d’Algérie ; il avait quitté la France pour la Suisse, et c’est la qu’il a découvert l’I.S. à travers la revue. De retour à Paris, il a pris contact aves les situs — et donc Debord. Bien que ne faisant pas formellement partie de l’I.S., il assistait aux réunions du groupe. Il a voyagé aux États-Unis pour le compte de Debord ; c’est lui que Debord a envoyé en Italie pour régler les « problèmes » afférant à la publication du Censor avec Sanguinetti. Et c’est Voyer qui a trouvé Lebo pour Debord : cela a été sa plus grosse erreur.

    Je ne pense pas non plus que l’on puisse faire l’impasse sur les écrits théoriques de Voyer. Debord a beaucoup apprécié son Reich, mode d’emploi, au point d’en faire lui-même le service de presse ; comme il a apprécié la lettre ouverte de Voyer aux « citoyens du F.H.A.R. ». Voyer était publié par Champ Libre jusqu’à « l’affaire ». Il se trouve que le livre qu’il préparait avant de se faire lourder : Rapport sur les illusions, etc., qui est son meilleurs livre, critiquait de manière assez pertinente le « marxisme » debordien et l’I.S. ; c’est un livre que l’on peut toujours lire avec profit.

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  7. Il y a quelque chose d'incohérent dans ce que vous dites : Voyer aurait contacté Debord en 1966 et aurait assisté aux réunions de l'IS sans jamais en faire partie ? Bizarre et même incroyable ! Comment expliquer alors que Voyer n'a pas participé, en 68, au CMDO ? Où était-il ce fameux membre fantôme lorsque Paris était en révolution ? En réalité, Voyer n'a été actif que quelques années après Mai 68 avec l'Institut de préhistoire contemporaine et donc pas avant 1970-1971. Quant aux écrits théoriques de Voyer, voilà bien des textes dont le souvenir n'est guère impérissables et dont l'importance est toute circonstancielle (relisez "Reich, mode d'emploi" et vous verrez, ç'a beaucoup vieilli !). Et que pensait Debord de Voyer en juin 1978 ?, ceci : « Notre original Voyer, finalement, est tout à fait comme les autres : leur hauteur factice devient bassesse au moment où ils feraient mieux de se taire ; et dans ces explications tardives tous maintiennent l’astuce centrale qui leur était chère, et dont ils ne veulent pas voir que justement elle a fait long feu. On peut dire que ses dernières lettres nous font assister à la genèse même de ce qui aurait aussi bien pu être son quatrième ou cinquième livre. On en voit tous les motifs, et on en voit toute la méthode. Pourquoi et comment donc l’économie peut-elle passer pour être “la partie centrale de la société“ ? Ce sous-métaphysicien en plastique dira sur la question n’importe quoi en cent épisodes, mais jamais il n’admettra que, tout simplement, telle a été la pratique historique de la bourgeoisie. Il n’a pas su lire Hegel ou Marx, de même qu’il n’a pas su lire "Foutre !", qui était plus facile. Il ressemble, une fois de plus, à la caricature que Marx a faite du philosophe allemand persuadé que l’humanité éviterait bien des chutes mortelles et des noyades le jour où elle serait délivrée du funeste concept de la pesanteur. Mais dans cette historiette le philosophe, lui, était sincère. Chez Voyer, l’escroquerie au modernisme, moins alerte à tout prendre que chez Lacan, consistera seulement à critiquer “la théorie de la théorie” de la pesanteur. Le pitre ne fait plus rire. Il faut tout publier, et tout oublier. » (Lettre à Lebovici, "Correspondance", vol.5 p. 466.)

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    1. En 68 Voyer était à Paris. Il n’a pas participé C.M.D.O et alors ? Debord quand il s’était débarrasser d’un « ami » était rarement tendre avec lui (voir ce qu’il dit de Vaneigem, un autre de ses « frères »). Le Reich, mode d’emploi est daté, et alors ? Debord l’aimait beaucoup à l’époque. « Il faut tout publier, et tout oublier. » ; mais justement tout n’a pas été publié. De plus Debord et Lebovici se sont débarrassés de Voyer de manière honteuse. Là aussi l’histoire c’est Debord qui l’écrit — à son avantage, évidemment.

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    2. Bon, Voyer était à Paris en 68 mais pas au CMDO, ce qui démontre donc qu'il n'était pas aussi proche de Debord et de l'IS que vous l’affirmiez auparavant. La lettre que je citais précédemment est très claire quant à la pertinence des propos de Voyer sur l'économie comme idéologie jamais critiquée par Marx et les situationnistes, sujet qui fait l'objet de son ouvrage "Rapport sur les illusions…". Vous pensez que ce livre est son meilleur et que cette théorie est vraie ? Le monde actuel nous prouve tous les jours le contraire. Non, décidément, vous ne ferez croire à personne que Voyer est intéressant ou important, que ce soit dans les années 1970, plus tard ou maintenant. Cette cause est perdue d'avance : l'histoire a déjà tranchée.
      Et puis, un conseil, cessez de parler de « frères » de Debord, c’est de la sous-psychologie, risible et ridicule. Parlez, au mieux, d’amitié. Qu’est-ce que l’amitié ? L’égalité des amis.

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  8. Tout le monde n’était pas au C.M.D.O — qui n’a pas fait grand-chose si ce n’est envoyer des messages incendiaires qui sont restés sans effet. La lettre de Debord est peut-être « très claire » mais elle est postérieure à la disgrâce de Voyer. Elle est donc totalement malveillante. Voyer est un lecteur de Hegel et de Marx certainement aussi fiable que Debord ; vous le sauriez si vous aviez lu son Rapport.

    Vous me dites que l’histoire a tranchée ; mais ce sont des historiens alignés qui ont écrit cette histoire ad hoc qui sera certainement corrigée par d’autres. Si je parle de « frères » (entre guillemets, vous aurez noté ; et mêmes de « pères » idem), c’est en parfait accord avec Apostolidès qui a écrit un excellent livre sur le sujet : Les Tombeaux de Guy Debord — que vous devriez lire aussi.

    Quant à « l’égalité des amis », il semble évident que certains étaient plus égaux que d’autres.

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    1. En 68, tout le monde n’était pas au CMDO, certes, mais tous les proches de Debord à Paris, si. Ce qui prouve donc que Voyer n’était pas un proche de Debord à cette époque-là, contrairement à ce que vous voulez croire et nous faire croire. CQFD.
      Quant à Apostolidès, que faisait-il en Mai 68 ? Il était à Nanterre, en maîtrise de psychologie, et de 68, il n’a rien vu ni vécu, absolument rien !
      Demandez-le à ce fin psychologue si vous ne voulez pas le croire !
      Quant à ceux qui auraient été plus égaux que d'autres, relisez donc "In girum…" :
      « D’autres spectateurs, qui volent moins haut, n’ayant pas vu, même de loin, le début de cette attaque, mais seulement sa fin, ont pensé que c’était la même chose ; et ils ont trouvé qu’il y avait quelque défaut dans l’alignement de nos rangs, et que les uniformes à ce moment ne paraissaient plus égalitairement impeccables. Je crois que c’est là un effet du tir que l’ennemi a concentré sur nous assez longuement. Vers la fin, il ne convient plus de juger la tenue, mais le résultat. »

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    2. Tous « les proches de Debord » n’étaient pas au C.M.D.O. puisque Voyer n’y était pas — mais il était dans la rue. Où qu’ait pu être et quoi qu’ait pu faire Apostolidès en 68, il reste que son livre est un excellent livre. Vous pourrez aligner toutes les citations pro domo de Debord que vous voudrez, cela ne saurait en aucun cas constituer une analyse critique de son action et ce celle de l’I.S.

      Mais, je ne cherche aucunement à vous convaincre de quoi que ce soit puisque, semble-t-il « votre religion est faite ». Je pense donc que nous pouvons arrêter là cette série d’échanges.

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    3. Un dernier mot pourtant sur Voyer et Mai 68. Dans “Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations” on trouve dans la section “Autres documents”, tout un ensemble de tract diffusés en Mai 68 par divers groupes ou personnes mais pas un seul n’est de Voyer. La question est donc la suivante : qu’a donc pu faire Voyer en Mai 68 à Paris, lui qui selon vous était un proche de Debord mais qui à ce moment-là n’était ni avec Debord ni au CMDO ? On espère qu’il existe des documents à ce propos et que votre travail d'historien vous permettra de les produire.
      Sinon il faudra en conclure que Voyer n’a eu connaissance de l’IS qu’au moment du scandale de Strasbourg en 1966 (comme beaucoup à ce moment-là), qu’il a participé à Mai 68 (comme beaucoup à ce moment-là) mais qu’il n’est réellement devenu actif qu’en 1970-1971 (comme beaucoup à ce moment-là). Un parcours somme toute assez banal pour l'époque…

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    4. « La communication directe est-elle une pratique vérifiée ? » Pour ma part cette pratique fut vérifiée pendant tout le mois de mai 1968. Je pouvais facilement parler à quiconque dans la rue et pas pour lui demander l’heure mais pour aborder les questions qui m’étaient essentielles et réciproquement et cela sans perdre le bénéfice de l’anonymat. Pendant tout le mois de mai 1968, j’ai pu constater que les tentatives de communication directe avaient cessé d’être une agression, ce qu’elles sont le reste du temps. J’ai pu également constater que quelque chose d’aussi " gravé " (du grec Kerein) que le caractère s’évanouissait en un instant pourvu que les conditions s’y prêtent.

      Extrait de Pourquoi dans un monde si beau, où abondent les camps de concentration et les missiles de croisière, la communication est-elle impossible ? Que l’on peut lire in extenso sur le site de Maître :

      http://leuven.pagesperso-orange.fr/imbe.htm

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    5. Vous corroborez pleinement ce que je disais précédemment, merci !

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