Si on prend au sérieux cette idée exprimée
par Chtcheglov, et approuvée par Debord, de faire de l‘I.L. une société secrète
— et il n’y a aucune raison de ne pas le faire —, on peut se demander quel
rapport il peut y avoir entre ce projet et l’I.S. que Debord vient de créer. On
a vu qu’il y a une certaine continuité entre les deux organisations ; et
que Debord a pensé pouvoir associer Chtcheglov à sa nouvelle entreprise. Mais Ivan
n’était plus en état de participer à quoi que ce soit ; et au-delà de la
« captation d’héritage » que constitue l’appropriation par Debord des
idées de son ancien ami, on peut penser que, de toute façon, il ne pouvait voir
d’un très bon œil cette nouvelle organisation parce qu’elle constituait en quelque
sorte une vulgarisation de ce qui
devait rester occulté*. Ce faisant,
le groupe changeait de nature ; il cessait d’être cette petite fraternité d’égaux
pour devenir une organisation de combat hiérarchisé avec son chef — et qui
avait besoin de troupes : « Ce
qui nous importe, c’est la prise du pouvoir. » Même s’il ne faut pas prendre
cette phrase au pied de la lettre, ni trop au sérieux, comme l’avait fait Ivan,
il n’empêche que c’est dans cette direction que Debord voulait aller et qu’il s’acheminera
— ce qui a été aussi la source « de
beaucoup de malentendus », comme le dit Ralph Rumney à propos du
slogan : « Nous sommes bien
décidés à faire une révolution. »
Avec le temps, l’I.S. va donc s’éloigner de
plus en plus d’une Intelligence Service
« influencielle » telle que la rêvait Ivan, pour se transformer en
une sorte d’organisation de révolutionnaires professionnels agissant ouvertement
dans le but de renverser l’ordre établi — même si Debord a continué, dans une certaine
mesure, à entretenir la part du mystère autour de l’I.S. et de ses menées
subversives. L’ambiguïté de cette option résidait justement dans la
contradiction qu’il y avait à faire la promotion d’un « parti
révolutionnaire » mythifié, sans vouloir pour autant en assumer la
direction ; de se proclamer l’avant-garde sacrifiée d’une révolution annoncée et fantasmée comme étant déjà en marche et prête à se réaliser. On a
vu ce qu’il en était.
Mais revenons. Les velléités qu’avait Guy de
réintégré Ivan dans la troupe n’étaient justement que des velléités ; son
ancien ami était allé trop loin pour pouvoir revenir — à supposé que Debord
l’ait vraiment souhaité. Ivan lui-même n’y croyait et ne le voulait pas.
« Profondément blessé, il se réfugie
dans le silence et les sarcasmes. » Il envoie à Patrick Straram une
lettre signée Alexander von Raminagrobis : « Ernest-le-Rebelle pleure sur ma mort et publie tous mes textes et mes
raclures de tiroir dans l’espoir de me ressusciter. UN SILENCE DE MORT est
une réponse assez digne à la propagation de ces bêtises de jeunesse.
D’ailleurs, on me voit de moins en moins. Positivement, je suis
inexistant. »**
La santé précaire d’Ivan va provoquer un nouveau basculement dramatique :
« Vers l’été 1959, une nouvelle
crise psychotique, très grave, se produit à la Contrescarpe. » Une
agression particulièrement violente dont il est responsable entraîne son
hospitalisation « à la Salpêtrière
ou peut-être à Sainte-Anne, où les médecins diagnostiquent une schizophrénie ».
Debord ne semble pas s’être soucié outre
mesure de savoir ce qu’était devenu Chtecheglov. Apostolidès et Donné
écrivent : « Ivan Chtcheglov ne
donne plus signe de vie depuis sa grande crise ; les anciens amis n’ont
de ses nouvelles que par la rumeur. » Mais, Ivan fait-il encore
vraiment partie du monde des vivants ? — et quand on veut avoir des nouvelles d’un ami, on ne se contente pas de « la rumeur ». Mais Ivan n’est plus à
Paris : « En fait peu après sa
sortie de l’hôpital, vers la fin de l’été1959, Ivan s’est installé à la
clinique de la Chesnaie, à Chailles (Loir et Cher). […] Il ne s’agit nullement d’un internement sous
contrainte : Ivan a la possibilité de quitter la clinique quand il le
souhaite pour passer quelques jours à Paris ou ailleurs. Mais de plus en plus
inadapté au monde qui l’entoure, c’est de son plein gré qu’il y séjourne de façon
quasi permanente. »
____________________
* « […] pendant une durée variable, l’organisme en formation est entièrement
invisible. Le stade parasitaire se traduit par une action ignorée du public
s’opérant dans un milieu fermé occulte. Le rôle des sociétés initiatiques est
très grand. L’immense majorité de celles-ci avortent. / À présent vous avez vu tout ce que nous
pouvions vous montrer. » (Extrait de : Réflexions sur l’échec de quelques révolutions dans le monde ;
in : Ivan Chtecheglov, Écrits
retrouvés, Allia.)
** Lettre datée du 30 juin 1958. In : Ivan Chtecheglov, Écrit
retrouvés, Allia.
(À suivre)
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