dimanche 7 octobre 2012

Ivan et Guy / 6



Si on prend au sérieux cette idée exprimée par Chtcheglov, et approuvée par Debord, de faire de l‘I.L. une société secrète — et il n’y a aucune raison de ne pas le faire —, on peut se demander quel rapport il peut y avoir entre ce projet et l’I.S. que Debord vient de créer. On a vu qu’il y a une certaine continuité entre les deux organisations ; et que Debord a pensé pouvoir associer Chtcheglov à sa nouvelle entreprise. Mais Ivan n’était plus en état de participer à quoi que ce soit ; et au-delà de la « captation d’héritage » que constitue l’appropriation par Debord des idées de son ancien ami, on peut penser que, de toute façon, il ne pouvait voir d’un très bon œil cette nouvelle organisation parce qu’elle constituait en quelque sorte une vulgarisation de ce qui devait rester occulté*. Ce faisant, le groupe changeait de nature ; il cessait d’être cette petite fraternité d’égaux pour devenir une organisation de combat hiérarchisé avec son chef — et qui avait besoin de troupes : « Ce qui nous importe, c’est la prise du pouvoir. » Même s’il ne faut pas prendre cette phrase au pied de la lettre, ni trop au sérieux, comme l’avait fait Ivan, il n’empêche que c’est dans cette direction que Debord voulait aller et qu’il s’acheminera — ce qui a été aussi la source « de beaucoup de malentendus », comme le dit Ralph Rumney à propos du slogan : « Nous sommes bien décidés à faire une révolution. »

Avec le temps, l’I.S. va donc s’éloigner de plus en plus d’une Intelligence Service « influencielle » telle que la rêvait Ivan, pour se transformer en une sorte d’organisation de révolutionnaires professionnels agissant ouvertement dans le but de renverser l’ordre établi — même si Debord a continué, dans une certaine mesure, à entretenir la part du mystère autour de l’I.S. et de ses menées subversives. L’ambiguïté de cette option résidait justement dans la contradiction qu’il y avait à faire la promotion d’un « parti révolutionnaire » mythifié, sans vouloir pour autant en assumer la direction ; de se proclamer l’avant-garde sacrifiée d’une révolution annoncée et fantasmée comme étant déjà en marche et prête à se réaliser. On a vu ce qu’il en était.

Mais revenons. Les velléités qu’avait Guy de réintégré Ivan dans la troupe n’étaient justement que des velléités ; son ancien ami était allé trop loin pour pouvoir revenir — à supposé que Debord l’ait vraiment souhaité. Ivan lui-même n’y croyait et ne le voulait pas. « Profondément blessé, il se réfugie dans le silence et les sarcasmes. » Il envoie à Patrick Straram une lettre signée Alexander von Raminagrobis : « Ernest-le-Rebelle pleure sur ma mort et publie tous mes textes et mes raclures de tiroir dans l’espoir de me ressusciter. UN SILENCE DE MORT est une réponse assez digne à la propagation de ces bêtises de jeunesse. D’ailleurs, on me voit de moins en moins. Positivement, je suis inexistant. »** La santé précaire d’Ivan va provoquer un nouveau basculement dramatique : « Vers l’été 1959, une nouvelle crise psychotique, très grave, se produit à la Contrescarpe. » Une agression particulièrement violente dont il est responsable entraîne son hospitalisation « à la Salpêtrière ou peut-être à Sainte-Anne, où les médecins diagnostiquent une schizophrénie ».

Debord ne semble pas s’être soucié outre mesure de savoir ce qu’était devenu Chtecheglov. Apostolidès et Donné écrivent : « Ivan Chtcheglov ne donne plus signe de vie depuis sa grande crise ; les anciens amis n’ont de ses nouvelles que par la rumeur. » Mais, Ivan fait-il encore vraiment partie du monde des vivants ? — et quand on veut avoir des nouvelles d’un ami, on ne se contente pas de « la rumeur ». Mais Ivan n’est plus à Paris : « En fait peu après sa sortie de l’hôpital, vers la fin de l’été1959, Ivan s’est installé à la clinique de la Chesnaie, à Chailles (Loir et Cher). […] Il ne s’agit nullement d’un internement sous contrainte : Ivan a la possibilité de quitter la clinique quand il le souhaite pour passer quelques jours à Paris ou ailleurs. Mais de plus en plus inadapté au monde qui l’entoure, c’est de son plein gré qu’il y séjourne de façon quasi permanente. »

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* « […] pendant une durée variable, l’organisme en formation est entièrement invisible. Le stade parasitaire se traduit par une action ignorée du public s’opérant dans un milieu fermé occulte. Le rôle des sociétés initiatiques est très grand. L’immense majorité de celles-ci avortent. / À présent vous avez vu tout ce que nous pouvions vous montrer. » (Extrait de : Réflexions sur l’échec de quelques révolutions dans le monde ; in : Ivan Chtecheglov, Écrits retrouvés, Allia.)

** Lettre datée du 30 juin 1958. In : Ivan Chtecheglov, Écrit retrouvés, Allia.

(À suivre)

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