mercredi 10 octobre 2012

Ivan et Guy / FIN



Comme on voit, selon le point de vue où l’on se place, on peut raconter une autre histoire que celle qui est relaté par la « légende dorée ». Selon l’angle de trajectoire adopté au départ, on n’arrive pas au même endroit à la fin. Cette histoire-là, n’est donc pas tout à fait l’histoire héroïque à laquelle on veut nous faire croire. Lorsque qu’on remonte aux origines, on s’aperçoit qu’il y a eu une rupture — une séparation douloureuse — ; et que celle-ci a induit une orientation différente de ce que, peut-être, elle aurait pu être sans cela. On pourrait même parler d’une déviation qui a menée, quoi qu’on ait bien voulu en dire, à un échec ; pire : à une impasse. Et cette nouvelle orientation c’est assurément Debord qui l’a voulue — c’est même son principal titre de gloire si l’on en croit ses thuriféraires. À bien y regarder, il y a quand même quelque chose d’enfantin — peut-être d’infantile — dans ce « jeu de la guerre » auquel Debord à joué toute sa vie ; et qui finalement ne l’a pas mené si loin.

L’I.S., somme toute, n’aura été qu’une fuite en avant qui s’est terminée — comme on ne veut pas le savoir — par une déconfiture. Ce n’est que par une illusion rétrospective — un (re)tour — que cette histoire apparaît comme la geste exemplaire d’un « héros de notre temps » ; qui a même pu affirmer, à la fin, que « rien n’a[vait] pu la rendre mauvaise ». Il n’est, bien sûr, pas question de réécrire cette histoire ; le passé n’est pas corrigible : ce qui est fait est fait. Il faut pourtant faire l’impasse sur toute une partie de l’aventure en ne la considérant comme une pré-histoire brouillonne pour considérer l’I.S. comme un aboutissement glorieux. Ou il faut, comme Debord dans son film testamentaire, la mythologiser de bout en bout pour en faire ce grand récit épique où tous les épisodes s’enchaînent nécessairement pour mener à la brillante catastrophe finale.

Il est certain que si l’I.S. a pu mériter plus d’intérêts que nombres de sectes gauchistes de l’époque, c’est à son style qu’elle le doit et que celui-ci est en grande partie celui que Debord lui a imprimé. Mais celui-ci est lui-même tributaire d’un arrière-plan qui, non seulement s’est éloigné, mais a été volontairement tenu a distance. Ce fond obscur a fini par disparaître sous la poussière accumulée du temps ; et il ne sera  plus évoqué que de façon allusive. Ainsi, par exemple, dans In Girum, juste après l’évocation des « forêts de la folie » où se perdit Ivan : « Avions nous à la fin rencontré l’objet de notre quête ? Il faut croire que nous l’avions au moins fugitivement aperçu ; parce qu’il est en tout cas flagrant qu’à partir de là nous nous sommes trouvés en état de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie, et possesseurs d’un bien étrange pouvoir de séduction : car personne ne nous a depuis approché sans vouloir nous suivre ; et que nous avions donc remis la main sur le secret de diviser ce qui était unis. »

Il est patent que ce « pouvoir de séduction » — « bien étrange » mais dont Debord ne dit pas en quoi il consistait — a effectivement continué d’agir jusqu’au bout. Seulement, ceux sur lesquels il agissait encore si bien — des petits cons d’étudiants qui voulaient faire la révolution* — en ignoraient tout. L’I.S. n’était pour eux qu’un groupe révolutionnaire plus prestigieux et Debord un gauchiste plus intelligent que les autres ; celui qui en avait fini avec l’art et les artistes (sauf un) qui retardaient la mue révolutionnaire de l’I.S. dont l’apothéose viendrait, en mai 68, couronner la carrière. Ce qu’ils ignoraient aussi, pour la plupart, c’est que la conversion « hyperpolitique » de Debord et de l’I.S. ne faisait que recouvrir ce fond obscur sur lequel elle reposait toujours et duquel elle tirait sa force — on ne se coupe pas impunément de ses racines : « L’enfance ? Mais c’est ici ! Nous n’en sommes jamais sortis. » Pour ces « tard venus » Debord représentera dorénavant la figure du révolutionnaire intransigeant, du stratège hors pair qui s’est illustré à la tête d’une troupe d’élite — bien loin des fantômes et les sortilèges du passé. Pourtant, une ligne de fracture, qui était restée longtemps cachée, courait qui a fini par miner le terrain sur lequel reposait cette fiction héroïque qui s’est effondrée emportant avec elle ce qui restait d’une I.S. en bout de course.

Alors : « La légende [l’a] pris[e] sous son aile. »

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* Je dis ça aussi pour moi, puisque j’en faisais partie.

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