Traduttore,
traditore.
Une nouvelle traduction du livre de Vladimir Bartol* vient de paraître. Pour
ceux qui ne sorte pas, et qui ne savent donc pas qui est ce Bartol et ce qu’est
son livre, voilà quelques éclaircissements : Alamut raconte l’histoire du « Vieux de la Montagne »
autrement dit, Hassan Ibn Sabbâh, le leader
des « Assassins » : « Rien
n’est vrai ; tout est permis. ». Mais, en fait, ce livre a assez
peu à voir avec le Hassan Ibn Sabbâh historique** ; comme le précise
l’introduction à la première traduction : « […] sous prétexte de nous
transporter dans l’Iran du XIe siècle à l’époque où triomphe la
secte des Assassins, c’est du totalitarisme éternel que Bartol nous entretient
ici entre les lignes. »
Une nouvelle traduction, donc. La mode est aux nouvelles traductions. Le problème étant que ces nouvelles traductions ne sont souvent pas meilleures que celles qui les ont précédés. Alors, pourquoi de nouvelles traductions ? Dans le cas d’Alamut, c’est de toute évidence pur opportunisme. Le terrorisme franchisé Ben Laden est passé par là. Il suffit de lire la quatrième de couverture qui ne manque pas d’actualiser, (abusivement) la légende des Assassins et d’Hassan Ibn Sabbâh : « Un millénaire plus tard, la manipulation des masses, telle qu’il la pratiqua, continue d’ébranler les empires modernes. »
Comparons les deux traductions (du slovène) d’Alamut. Dans la première, celle de Claude Vincenot dont le texte français a été revu par Jean-Pierre Sicre (à qui l’on doit l’introduction), la fin du roman est ainsi traduite :
« Lorsqu’ils eurent regagné le château, Hassan prit congé de ses deux compagnons : / – La terre vient à peine d’accomplir autour du soleil la moitié d’une révolution… dans la succession des milliers et des milliers de révolutions toutes semblables qui passent pour être son lot. Et pourtant nous pouvons dire que bien des choses ont changé sous le soleil. L’empire d’Iran n’est plus. Cependant notre institution est sortie de la nuit. Quelle est son histoire à venir ? C’est en vain que nous appelons une réponse. Les étoiles se taisent au-dessus de nous. / Il embrassa une dernière fois ses deux amis. Puis il s’engouffra sur la plate-forme. Ils le suivirent des yeux avec une étrange tristesse. / Il s’enferma dans ses appartements et mourut au monde. / La légende le pris sous son aile. »
Voici la seconde qui est d’Andrée Lück Gaye, toute seule :
« Quand ils furent revenus au château, Hassan prit congé des grands dais par ces mots : / – La terre a tout juste fait une demi-révolution autour du soleil, la moitié d’une d’entre les centaines de mille qu’elle a accomplies jusqu’à présent. Et cependant nous pouvons dire que bien des choses ont changé à sa surface. L’empire d’Iran n’est plus. Notre organisation est née cette nuit. Quel sera son chemin ultérieur ? Nous espérons en vain une réponse, les étoiles au-dessus de nous se taisent. / Il étreignit une dernière fois ses deux amis. Ensuite il entra dans le monte-charge. Ils le regardèrent partir avec une étrange tristesse. Il s’enferma dans sa chambre et cessa de s’intéresser au monde. / La légende le prit dans ses bras. »
Sans faire référence à l’original slovène, et indépendamment du style, on pourra noter deux exemples de traductions incompatibles pour un même texte. Ainsi, on a dans un cas : « Cependant notre institution est sortie de la nuit. » ; et de l’autre : « Notre organisation est née cette nuit. » Plus loin : « Puis il s’engouffra sur la plate-forme. » ; et : « Ensuite il entra dans le monte-charge. » En ce qui concerne le style, on préférera certainement : « La légende le pris sous son aile. » ; à : « La légende le prit dans ses bras. »
Si traduire c’est dire « presque la même chose », il convient avant tout de respecter la « chose » à traduire ; ce qui semble être de moins en moins le cas.
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* Vladimir Bartol, Alamut, Libretto (2012, nouvelle traduction ; 1988 première traduction).
** « Son rôle fut d’étendre le réseau des commanderies ismaéliennes à travers tout l’Iran et d’organiser la lutte sans merci contre la dynastie turque et sunnite des Seljûkides. Ce qui caractérise cet ismaélisme iranien, dit Corbin, “c’est qu’il n’hésite pas à faire pencher la balance en faveur de la haqîqat ou vérité gnostique contre la sharî’at ou loi religieuse positive, et partant à admettre la préséance de l’Imâm sur le prophète. Tel fut le sens de la proclamation de la ‘Grande Résurrection’ (Qiyâmat al-Qiyâmât) à Alamut, le 8 août 1164”. […] Ce qu’impliquait en effet cette Proclamation ce n’était rien de moins que l’avènement d’un Islam spirituel, libéré de tout esprit de servitude de la Loi, une religion personnelle de la Résurrection, parce qu’elle faisait découvrir ainsi le sens réel des Révélations prophétiques. »
Daryush Shayegan, Henry Corbin, Penseur de l’Islam spirituel, Albin Michel.
Guy Debord fait évidemment référence à "Alamut", il l'a donc lu, mais je n'ai pas trouvé la référence de l'édition qu'il utilise. La connaissez-vous ?
RépondreSupprimerCeci dit comme je ne connais pas le slovène, j'aurais bien du mal à me faire une idée de quelle est la meilleure traduction.
Debord fait référence au « Vieux de la Montagne » et à la devise : « Rien n’est vrai, tout est permis. » Alamut est le nom de la fortesse ismaéliennes qui servait de base arrière aux Assassins. Je ne pense pas que qu’il ait lu le livre de Bartol qui est resté longtemps confidentiel. Jean-Pierre Sicre écrit dans l’Introduction à la première traduction que ce livre a été publié pour la première fois en 1938 dans sa langue, le slovène. ; il est réédité en 1958. Il précise : « […] le livre ne fera l’objet d’aucune autre publication avant sa mort (survenue en 1967), […] on n’en signale ensuite que deux éditions, en 1984 et 1988. » La première édition Phébus d’Alamut date de 1988. Dans la seconde qui vient de paraître et où il n’y a plus d’introduction, la devise : « Rien n’est vrai, tout est permis. » sous-titrée « Principe supérieur des ismaéliens » a été placée en exergue ; suivie de : Omnia in numero et mensura.
RépondreSupprimerDebord ne s’est sans doute pas beaucoup intéressé à la figure historique d’Hassan Ibn Sabbâh qui pourtant le mérite. Il faut lire sur le sujet le livre passionnant et documenté de Bernard Lewis, Les Assassins, Terrorisme et politique dans l’islam médiéval, Éditions Complexe.
C'est bien ça qui est curieux, la première traduction d'Alamut en français daterait de 1988, or Debord cite le livre et son exergue dans In girum imus qui date de 1978 C'est d'autant plus curieux que Debord ne lisait guère autre chose que du français... En outre l'ouvrage avait tout pour intéresser Debord, des réflexions quasi métaphysique sur la guerre et le pouvoir, la secte, mais aussi un exotisme qui l'attirait souvent dans la littérature qu'il appréciait.
RépondreSupprimerDans In girum Debord cite effectivement la devise des Assassins et fait référence au « Vieux de la Montagne » : mais il ne cite pas Alamut — ni le livre, ni le lieu. En fait, il n’avait pas besoin de connaître le livre de Bartol — qui l’aurait certainement beaucoup intéressé — pour réinvestir la légende des Assassins dans son film « mythologique » comme il le fait d’ailleurs pour d’autres récits légendaires.
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