Ralph Rumney a noté que Debord souhaitait
trouver des égaux ; mais qu’il était quand même plus égal que les autres.
C’est donc lui qui décidait du moment de la relation et de sa durée. On peut
ajouter qu’il y avait, à travers ces relations aussi intenses qu’elles étaient
brèves, une sorte de « vampirisme » de la part de Debord qui rompait
généralement lorsqu’il estimait en avoir tiré tout ce qu’il pouvait. Il fallait
donc que l’ancien favori soit suffisamment solide pour sortir de cette épreuve
indemne — ce qui n’était évidemment pas le cas d’Ivan. « Apparemment, Ivan semble modérément affecté
par les événements. N’est-ce pas lui qui a provoqué la rupture ? Il n’est
pas tout à fait isolé : Patrick Straram démissionne par solidarité dès
qu’il est informé des manœuvres de Debord […]. Il s’emploie à faire circuler autour de lui un petit tract intitulé Informations
par lequel il rend publiques les raisons
de ce qu’il considère comme une scission du groupe. […] Mais cette belle indifférence n’est qu’une
contenance qu’il se donne. En réalité, il a mis tant de lui-même dans
l’aventure lettriste que la rupture avec Guy menace son équilibre psychique,
déjà fragile. » Une série de circonstances malheureuses, venant se
surajouter à cet rupture douloureuse, va avoir raison de la résistance
d’Ivan : « En l’espace de
quelques semaines, tout l’univers – aussi bien intellectuel et affectif que
matériel – se trouve bouleversé. Il s’ensuit une dégradation brutale de sa
santé mentale. Peut-être est-ce à ce moment que se situe sa première crise de
démence, au cours de laquelle il saccage un bar de la Contrescarpes, Les
Cinq Billards ? »
Apostolidès et Donné écrivent : « Il ne fait aucun doute que la rupture avec
Debord soit la cause principale des troubles dont Chtcheglov est atteint. Au
temps de leur fraternité, il multipliait les projets, il arpentait Paris, il
vivait intensément ; maintenant il est seul, il se retrouve prostré, sans
désir d’aucune sorte. Puisque Guy feint de l’avoir oublié, il voudrait lui
aussi tourner la page, et, comme il le dit dans une version du tract Informations, s’abandonner à cette passion de
l’oubli, il s’était voué quelques mois
plus tôt. En vain. Son passé fait retour et le confronte à ses fantômes, à ses
angoisses, à ses échecs. » Il est certain qu’en ce qui concerne la
« passion de l’oubli »,
Debord était plus doué qu’Ivan. Cela vient d’une autre caractéristique de son
caractère qui est de ne jamais s’apitoyer sur le sort d’une de ses connaissance
— en somme de son manque de « charité » — ; et de passer rapidement
outre en passant l’ex-camarade aux « pertes et profits ». (On peut
citer, par exemple le cas de Pagnon* et celui de Raspaud**.)
Rumney, qui sait de qui il parle, dit encore pour
compléter son jugement sur Debord : « Dès que certaine personne — dès l’origine, dès les pré-origines, dès
l’internationale lettriste — dès que quelqu’un manifestait une capacité
intellectuelle ou d’analyse, ou d’activité comparable à la sienne, bon, il lui
laissait faire un peu et puis crac ! C’était… c’était une des choses les
plus ambiguë de Guy […]. » (Interview pour France Culture, mai 1996.)
__________________
* Debord, lettre à Martos du 29 février
90 ; extrait : « J’avais
appris le suicide du camarade Pagnon, et je crois que tu le commente très
justement. En fait, et plus ou moins vite, tout le monde s’use. » (Correspondance, volume 7.)
** « Raspaud
est très soudainement devenu complètement dément, dans une visite à Champ
libre, dans sa famille, etc. D’après ce
qu’on m’a raconté, c’est l’équivalent de Nietzsche, moins le génie. Il est
maintenant dans un hôpital psychiatrique. » (Lettre de Debord à
Gianfranco Sanguinetti, 25 mars 74.)
Dans un autre registre on peut mentionner
aussi la manière élégante dont Debord a pris congé des Lebovici après la
disparition de son producteur et ami : « À la suite du changement de génération dans la propriété de cette
maison [Éditions Gérard Lebovici],
j’ai retiré ma confiance à la famille Lebovici ; j’ai fais savoir que je
les quittais en tout cas. Ils ont promptement été amenés à conclure qu’ils
n’avaient plus qu’à se mettre en liquidation. J’ai fait pilonner tous mes
livres parce que je ne voulais pas laisser des suspects tirer un profit de
prestige du seul fait d’apparaître encore liés à moi, et d’autant moins y
trouver l’occasion de manipuler encore des sommes incontrôlées : je
considérerais que le monde serait trop scandaleusement à l’envers, si pour
finir je laissais des bourgeois s’enhardir jusqu’à rêver de me voler. »
(Guy Debord, “Cette mauvaise réputation…”,
Gallimard, 1993.)
(À suivre)
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