jeudi 4 octobre 2012

Ivan et Guy / 4



Ralph Rumney a noté que Debord souhaitait trouver des égaux ; mais qu’il était quand même plus égal que les autres. C’est donc lui qui décidait du moment de la relation et de sa durée. On peut ajouter qu’il y avait, à travers ces relations aussi intenses qu’elles étaient brèves, une sorte de « vampirisme » de la part de Debord qui rompait généralement lorsqu’il estimait en avoir tiré tout ce qu’il pouvait. Il fallait donc que l’ancien favori soit suffisamment solide pour sortir de cette épreuve indemne — ce qui n’était évidemment pas le cas d’Ivan. « Apparemment, Ivan semble modérément affecté par les événements. N’est-ce pas lui qui a provoqué la rupture ? Il n’est pas tout à fait isolé : Patrick Straram démissionne par solidarité dès qu’il est informé des manœuvres de Debord […]. Il s’emploie à faire circuler autour de lui un petit tract intitulé Informations par lequel il rend publiques les raisons de ce qu’il considère comme une scission du groupe. […] Mais cette belle indifférence n’est qu’une contenance qu’il se donne. En réalité, il a mis tant de lui-même dans l’aventure lettriste que la rupture avec Guy menace son équilibre psychique, déjà fragile. » Une série de circonstances malheureuses, venant se surajouter à cet rupture douloureuse, va avoir raison de la résistance d’Ivan : « En l’espace de quelques semaines, tout l’univers – aussi bien intellectuel et affectif que matériel – se trouve bouleversé. Il s’ensuit une dégradation brutale de sa santé mentale. Peut-être est-ce à ce moment que se situe sa première crise de démence, au cours de laquelle il saccage un bar de la Contrescarpes, Les Cinq Billards ? »

Apostolidès et Donné écrivent : « Il ne fait aucun doute que la rupture avec Debord soit la cause principale des troubles dont Chtcheglov est atteint. Au temps de leur fraternité, il multipliait les projets, il arpentait Paris, il vivait intensément ; maintenant il est seul, il se retrouve prostré, sans désir d’aucune sorte. Puisque Guy feint de l’avoir oublié, il voudrait lui aussi tourner la page, et, comme il le dit dans une version du tract Informations, s’abandonner à cette passion de l’oubli, il s’était voué quelques mois plus tôt. En vain. Son passé fait retour et le confronte à ses fantômes, à ses angoisses, à ses échecs. » Il est certain qu’en ce qui concerne la « passion de l’oubli », Debord était plus doué qu’Ivan. Cela vient d’une autre caractéristique de son caractère qui est de ne jamais s’apitoyer sur le sort d’une de ses connaissance — en somme de son manque de « charité » — ; et de passer rapidement outre en passant l’ex-camarade aux « pertes et profits ». (On peut citer, par exemple le cas de Pagnon* et celui de Raspaud**.)

Rumney, qui sait de qui il parle, dit encore pour compléter son jugement sur Debord : « Dès que certaine personne — dès l’origine, dès les pré-origines, dès l’internationale lettriste — dès que quelqu’un manifestait une capacité intellectuelle ou d’analyse, ou d’activité comparable à la sienne, bon, il lui laissait faire un peu et puis crac ! C’était… c’était une des choses les plus ambiguë de Guy […]. » (Interview pour France Culture, mai 1996.)

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* Debord, lettre à Martos du 29 février 90 ; extrait : « J’avais appris le suicide du camarade Pagnon, et je crois que tu le commente très justement. En fait, et plus ou moins vite, tout le monde s’use. » (Correspondance, volume 7.)

** « Raspaud est très soudainement devenu complètement dément, dans une visite à Champ libre, dans sa famille, etc. D’après ce qu’on m’a raconté, c’est l’équivalent de Nietzsche, moins le génie. Il est maintenant dans un hôpital psychiatrique. » (Lettre de Debord à Gianfranco Sanguinetti, 25 mars 74.)

Dans un autre registre on peut mentionner aussi la manière élégante dont Debord a pris congé des Lebovici après la disparition de son producteur et ami : « À la suite du changement de génération dans la propriété de cette maison [Éditions Gérard Lebovici], j’ai retiré ma confiance à la famille Lebovici ; j’ai fais savoir que je les quittais en tout cas. Ils ont promptement été amenés à conclure qu’ils n’avaient plus qu’à se mettre en liquidation. J’ai fait pilonner tous mes livres parce que je ne voulais pas laisser des suspects tirer un profit de prestige du seul fait d’apparaître encore liés à moi, et d’autant moins y trouver l’occasion de manipuler encore des sommes incontrôlées : je considérerais que le monde serait trop scandaleusement à l’envers, si pour finir je laissais des bourgeois s’enhardir jusqu’à rêver de me voler. » (Guy Debord, “Cette mauvaise réputation…”, Gallimard, 1993.)

(À suivre)

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