samedi 11 janvier 2014

Lyon à la dérive / 3



Le Nom de Lyon – Extraits (suite) :


Toute une littérature associe Lyon au refuge qu’y a trouvé l’ésotérisme, comme au visage nocturne de sa franc-maçonnerie ou aux multiples manifestations – entre mysticisme et sollicitude sociale – de son christianisme. À bon droit, si l’on n’oublie pas que cette ville rêveuse est aussi celle où, de novembre 1833 à septembre 1934, Eugénie Niboyer publia Le Conseiller des femmes, l’un des premiers journaux à avoir fait sa cause de l’émancipation féminine ; que son indocilité politique y attira successivement Bakounine (une section locale de la Première Internationale s’était formée en 1865), puis Kropotkine, autre théoricien libertaire qui, compromis par ses fréquentations dans l’attentat d’octobre 1882 contre L’assommoir – un restaurant en sous-sol de la rue de la République, rien moins que populaire malgré son nom –, y purgea quatre années de prison. Dans un autre contexte, on sait assez quel rôle Lyon a joué dans la naissance et l’organisation de la Résistance, souvenir qui ramène aux Pentes, à ce qui, sans mythologie, les prédestinaient à l’exercice de la clandestinité – où la rue René-Leynaud, la rue Lucien-Sportisse et les nombreuses plaques commémoratives rappellent aussi de quel tribut cet épisode s’est accompagné. / Peut-être est-ce en l’occurrence préluder à trop grand orchestre. En ferait-on la somme, les initiatives et les refus à travers lesquels, au cours des dernières décennies, le quartier a organisé son autodéfense supporte mal les discours. D’un certain point de vue, ils n’ont pas plus de consistance que des flammèches. Ce ne sont que des signes – des épingles plantées sur la carte d’une guerre de position – mais nulle part plus expressifs d’une continuité, plus nombreux et persistants qu’ici. / […] / Apaisement des luttes ouvertes et vigilance municipale aidant, les murs se sont aujourd’hui assagis et réservent moins de surprises, encore que les figures de Thoreau, Baudelaire et Guy Debord – au pochoir toujours – aient récemment fait leur apparition montée de la Grande-Côte.

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Là où devait s’incarner la modernité, on désirait ériger un signe futuriste fort. Ce fut la tout du Crédit lyonnais, rebaptisée depuis tour la Part-Dieu, mais immédiatement surnommée, avec un indéniable à-propos, « le Crayon ». Haute de 164 mètres – elle culmine ainsi approximativement à la même altitude que la basilique de Fourvière juchée sur la colline –, occupé par des bureaux et, dans ses derniers étages, par un hôtel et un restaurant panoramique, elle n’échappe pas, bien que conçue par un cabinet d’architectes américains, à une gaucherie provinciale d’autant plus frappante que sa maladresse s’affiche de loin. Un lourd cylindre coiffé d’une pyramide desine une silhouette incongrue devenue de fait un des signes identificateurs de Lyon, mais qui lui vaut aussi d’occuper une place qu’elle n’ambitionnait pas dans les histoires de l’architecture récente. […] La Part-Dieu a été construite en des années où triomphait un urbanisme sur dalle visant à séparer parcours piétonniers et flux motorisés, mais qui, en l’espèce, ne parvient à créer un espace accueillant ni à son niveau ni à celui de la rue. Je m’y aventure peu, mais jamais sans que me revienne le souvenir de mon adhésion à de pareilles vues, quand je mas découvrais, exposées par Constant décrivant sa New Babylon, dans les premiers numéros d’Internationale situationniste. Celle-ci s’associait, pour être juste à l’utopie d’un usage joueur de la vie. Dans les conditions réelles qui sont les nôtres, elles n’engendrent – à Lyon du moins – qu’une privation de plus, à laquelle ne remédie que ponctuellement  l’implantation récente de restaurants et de cafés au débouché du centre commercial sur cette malheureuse plateforme.

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Autant que de l’échange, la Guillotière au XIXe siècle participe de la vie ouvrière et ce caractère lui vaut peut-être, au même titre que ses bals, bordels et assomoirs, cette étiquette de lieu mal famé, quand aux yeux des possédants classes laborieuses et classes dangereuses se confondent. On retrouve ses travailleurs étroitement liés aux journées des révoltes canuses. […] Dans une ville à laquelle elle se trouve désormais incorporée et qui, gagnée à la cause des républicains les plus radicaux, le 4 septembre 1870, en même temps que proclamé la déchéance du Second Empire, avait arboré le drapeau rouge, la Guillotière devait à nouveau se signaler comme un foyer d’agitation endémique jusqu’à ce 30 avril 1871, date d’élections municipales organisées dans toute la France par les Versaillais, où une insurrection solidaire de la Commune y fut étouffée par une sanglante intervention armée. […]  Le rapide essor démographique du XIXe siècle devait encourager la construction à bon compte d’immeubles plus élevés [que les anciennes maisons basses] et médiocres, en contraste violent avec l’architecture bourgeoise des demeures du quai et des avenues du voisinage. C’est ce domaine locatif, vite tombé en déshérence, qui a transformé la Guillotière en un lieu de réception des flux migratoires du dernier siècle : italiens venus rejoindre une colonie déjà bien représentée, Grecs, Arméniens fuyant les massacres ottomans, Juifs d’Europe orientale, premier manœuvres algériens puis de tout le Maghreb ; en  une nouvelle vague, il y a de cela une génération, arrivants de Turquie, du Sud-Est asiatique et de Chine ; tout récemment immigrés d’Afrique noire. / […] / Sans que l’ancienne route du midi et son nom agissent autrement que comme une suggestion supplémentaire, le carrefour de la place du Pont et les artères qui en rayonnent évoquent un prolongement septentrional de Marseille, où beaucoup des immigrés qui s’arrêtèrent ici ont d’abord fait étape. Hétérogène, le quartier n’en est pas moins aussi constitutif de Lyon que la Croix-Rousse ou Ainay.

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La banlieue s’éloigne, ne cesse de se faire plus extérieure, de se distendre et s’affranchir des forces qui raccordent et retiennent ensemble les quartiers de la ville, aussi différents et inégalement actifs qu’ils s’affichent. La banlieue s’en va et, s’en allant, entraîne avec elle les marges frontalières, la zone devenue poreuse à son contact où quelque chose de sa réalité déjà s’insinue. L’incertitude d’une démarcation s’expose d’autant plus à Lyon que, contrairement au périphérique parisien, qui matérialisme une frontière indéniable sinon indiscutée, le boulevard de ceinture n’épouse pas les limites administratives de la commune  et englobe à l’intérieur de son tracé, outre la plus grande partie de Villeurbanne, une fraction des territoires de Bron, Vénissieux et Saint-Fons. Ainsi infiltrée, stationnant aux portes ou couronne refoulée, la banlieue jette un doute sur l’image établie de la ville. Elle mène un siège. Inconsciente de le faire et jusque d’elle-même à Caluire, au nord de la Croix-Rousse, où il n’y a pas si longtemps on rencontrait encore des fermes.


((À suivre)

1 commentaire:

  1. Coulisses d’un portrait

    Le nom de Lyon est un livre qui pourrait sans doute se classer, si la chose était nécessaire (mais elle ne l’est pas), dans ce que Jean-Christophe Bailly, au début de La ville à l’œuvre, nomme « une sorte d’ « imprécis » de poétique urbaine ».
    Repartant des souvenirs d’enfant de l’auteur, le livre est une promenade pédestre dans tous les Lyon successifs ou juxtaposés que Gilbert Vaudey, né dans cette ville et y ayant presque toujours vécu, connaît et a connu. Il en tire un récit hybride, donnant à lire comme en transparence le portrait de la ville et le sien propre. Dite ainsi, la chose peut paraître obscure, c’est pourtant de cette superposition tremblée entre une ville réelle et son récit, son interprétation pourrait-on dire en suivant une nouvelle fois Jean-Christophe Bailly, que se lève progressivement des pages du livre une expérience poétique vécue d’une profondeur tout aussi indéniable qu’elle reste discrète. Vaudey ne cache cependant rien et donne cette clé dès l’entrée :
    « Autant que nous l’habitons, le lieu où nous sommes nés et où nous vivons nous a fait naître et nous habite ; il est notre premier théâtre de mémoire, il s’accroît de nos rêves et les pas qui donnent à l’étendue sa mesure s’y recoupent dans les âges pour un appel des traces et des ombres. De cela, dans cette nuit de décembre, mille petites flammes portaient témoignage et m’entretenaient dans une évidence où la ville n’était rien d’autre que ma pensée soudainement visible, projetée en autant de points lumineux devant moi. L’enfance connaît ces instants où jusqu’à l’oubli de soi la rêverie élargit l’espace de la tête à la dimension de celui du visible. Et voici qu’une fois encore, longtemps après, un tel moment faisait retour. D’un savoir sans mots, ce que je pouvais lire en vacillements de lumière détachait une lueur au plus lointain intérieur et ce que la vue embrassait dessinait en retour l’exact contour d’une attente que j’identifiais à une promesse. Je marchais dans Lyon comme j’aurais marché à l’intérieur de ma tête ».

    Lire la suite ici (pour avoir les notes) : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/archives/numero-19

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