mercredi 15 janvier 2014

À propos de Guy Debord – Jean-Marie Apostolidès



[…] mon rapport à Debord est ambivalent, admiration d’un côté, répulsion de l’autre.. Je ne tranche pas, je conserve l’un et l’autre. À travers cet auteur, c’est un peu le procès de ma génération que je fais, car les situationnistes ont beaucoup compté pour nous. Debord est un être complexe, secret, et un écrivaine que l’on connaît mal. La conscience de ce qu’il fut vraiment est d’autant plus importante qu’il jouit dans la France d’aujourd’hui d’une réputation enviable. À travers son œuvre de nombreuses questions peuvent être posées, entre autre celles du changement social et celles des forces contemporaines de l’aliénation. Pour beaucoup, Debord demeure le modèle du parfait révolutionnaire. Or je crois que ce n’est pas la dimension la plus essentielle de son œuvre, d’abord parce que je ne suis pas certain que la révolution ne l’ait jamais beaucoup excité, et que par ailleurs, je pense qu’il n’a pas toujours bien saisi le monde dans lequel il vivait. Malgré sa lucidité, Debord n’a guère entrevu les changements les plus importants de son époque, quand ceux-ci n’allaient pas dans le sens qu’il avait souhaité. Quand il l’a fait, ce fut pour les refuser. Il a jeté l’anathème sur les temps modernes, sans se préoccuper de savoir exactement de quoi était faite cette modernité qu’il abominait. Par de nombreux aspects, ses analyses sont obsolètes, car fondées sur une conception archaïque de la société. Par ailleurs, il demeure un des esprits les plus lucides de son temps ; le rejetrt complètement sous prétexte qu’il espérait après 68 une révolution dont on s’est éloigné chaque année un peu plus, serait se priver d’un écrivain exigeant doué d’une pensée complexe. / Pour moi Debord est d’abord un auteur dont l’œuvre est mal connue car fondée sur des procédés d’écriture secrets qui en rendent l’abord trompeur, sinon même impossible Un de ses intérêts les plus chers  a été sa survie littéraire Assez jeune, il s’est préoccupé de la façon dont les hommes le liraient après sa mort, car il a toujours été convaincu de la pérennité de son œuvre et il a écrit en fonction de cette survie Pour mieux le connaître, il est nécessaire de saisir la complexité de sa manière d’écrire, faite d’allusions, de références implicites, de détournements, de non-dits. La transparence classique d’un style qui emprunte ses charmes aux écritures du Grand Siècle (Retz, Bossuet) cache en fait un code qu’il faut saisir pour juger de ce qui se dit vraiment. Ce jeu de cache-cache avec le lecteur peu irriter, il est pour Debord une façon de contrôler ce qu’il dit, comment il le dit et à qui il le dit. C’est seulement ensuite qu’on peut juger de la valeur de ses thèses ou de la pertinence des solutions qu’il propose. En ce domaine, tout un inventaire reste à faire avant d’accorder à Debord sa place dans le panthéon des lettres françaises. Le travail d’interprétation, si nécessaire pour bien le lire, ne fait que commencer. Je ferai ici une dernière remarque : Debord est un homme qui dans la plupart de ses œuvres a inclus une dimension autobiographique qu’il faut prendre en compte. Or sa vie est mal connue, et ce qu’on peut en savoir aujourd’hui montre que le secret et la dissimulation y tiennent une place essentielle. Là encore, il faut aller au-delà du secret pour saisir ce qui est dit.

[…]

Les œuvres complètes de Debord sont-elles vraiment complètes aujourd’hui ? On peut en douter. Quoique le Quarto contienne plusieurs textes inédits, certains comme le Manifeste pour une construction des situations qui date de 1953, sont très incomplets. Or il s’agit d’un texte essentiel écrit par Debord au moment de sa rencontre avec Chtcheglov, et en réponse au Formulaire pour un urbanisme nouveau. D’autres textes datant de cette période, des fims en projet mais dont le scénario fut écrit, comme La belle jeunesse, referont-ils surface un jour ? on peut le présumer sans en être certain. Debord a créé dans sa vingtaine nombre de métagraphies, dont certaines sont importantes. Peu d’œuvres visuelles de lui sont connues aujourd’hui. Ici encore, il y a un vide que les héritiers officiels n’ont pu combler. Verra-t-on dans les années prochaines reparaître des œuvres artistiques qui nuanceront l’idée qu’on se fait de Debord ? C’est possible. Ne parlons pas de l’édition de sa correspondance qui a obligé à des choix. Tout cela nous indique que le simple travail d’enquête à son sujet n’est pas achevé. / Alice Debord (Becker-Ho de son nom d’écrivain) a facilité la connaissance des œuvres de son mari en permettant la publication du Quarto, de la Correspondance ou des écrits de jeunesse. On doit lui en savoir gré, même si, dans le cas su volume intitulé Le marquis de Sade a des yeux de fille, la publication fut faite en dépit du bon sens, sans préparation véritable, avec le seul désir de faire rapidement de l’argent. Tout est à reprendre dans ce dernier volume, en commençant par les archives Straram de Montréal, que le responsable d’édition chez Fayard ne s’est même pas donné la peine de consulter alors qu’elles contiennent les originaus de debord. Par ailleurs Alice Becker-Ho a rendu hommage à son mari dans plusieurs volumes qu’il faut lire avec attention pour percer la zone de mystère. Je ne connais pas personnellement cette personne et je n’ai pas a priori d’opinion négative à son endroit. Je constate seulement qu’elle a encouragé ces dernières années la publication d’études sur Debord, souvent par des auteurs de langue anglaise, qui lui accorde à elle une place essentielle dans la vie et les idées de son compagnon. Parfois, ces auteurs présentent à son propos une sorte de gémellité imaginaire avec Debord, comme c’est le cas d’Andy Merrifield. Pour ce dernier, les anciens complices lettristes ou situationnistes ne sont que des figurants dans cette saga de l’avant-garde. Seule sa seconde épouse a été véritablement l’égale du maître. De son vivant, elle serait restée dans l’ombre tandis que Debord aurait été au premier plan, mais ils formaient à eux deux l’androgyne mythique qui a véritablement mené la vie exceptionnelle dont ils avaient rêvé ensemble. Cette réécriture de l’histoire passée est-elle un acte de réparation et de justice envers Alice Becker-Ho ou bien cette entreprise idéologique visant à faire de la veuve et de ceux qui partage son point de vue les seuls interprètes légitimes de la saga situationniste ? Sans doute un  peu des deux. / Il est vrai que Guy Debord est aujourd’hui un enjeu d’importance dans le paysage médiatique français. Il est devenu un mythe, en raison même du déclin de la vie intellectuelle, un mythe qui est en partie la création des journalistes, eux qui ont une responsabilité dans ce déclin du pays. Le mythe, typiquement français, nous raconte ceci : c’est vrai, nous n’avons plus d’intellectuels en France, mais il nous reste Debord, cet homme extraordinaire. Il fut le seul individu libre du XXe siècle, celui qui a tout jugé avec lucidité celui qui fut en avance sur son temps, dans tous les domaines. Il était seul, et désintéressé, il n’a dépendu de personne, il ne doit rien à personne. Lui seul a dit comment il fallait vivre et il a mis en pratique ce qu’il a dit. Il est en outre celui qui ne s’est jamais trompé, jamais renié, etc., etc. Debord est également responsable de ce mythe qu’il a soigneusement mis au point dans les dernières années de sa vie, mais l’image sainte a été grossie récemment et propagée par des dévots qui l’ont enveloppée jusqu’à la caricature. Parmi ces dévots, on peut citer le cas de Vincent Kaufmann, l’auteur d’un livre sur Debord qui a reçu l’approbation d’Alice Becker-Ho. Cet universitaire ne cesse d’affirmer que « Debord est aujourd’hui quelqu’un que tout le monde veut voir – les biographies qui se sont multipliées en témoignent – et c’est en même temps quelqu’un qu’il faudra s’habituer à ne voir que de la manière dont il a choisi d’être vu. » Une telle déclaration de principe est assez inquiétante. À y regarder de près, on constate que Kaufmann s’identifie secrètement à son sujet. Il croit être Debord réincarné et se lance dans des assauts donquichottesques contre toute personne qui tente de contextualiser l’histoire de son idole. Son cas permet de mettre à jour le mécanisme de fascination dans lequel il se trouve pris à son insu. C’est un piège qui a été sciemment voulu par Debord ; ce dernier l’a utilisé de son vivant envers ses proches, les fascinant dans un premier temps avant de se séparer  brutalement d’eux dans un second temps, leur infligeant des blessures qui ne se refermaient pas. Mais la mort de l’écrivain en 1994 n’a pas mis pour autant un arrêt à la machine infernale, comme le montre la mésaventure de Kaufmann. Le piège consisté à promettre une toute-puissance imaginaire à ceux qui adhèrent sans recul aux idées émises par Debord. Ce dernier, de son vivant, s’est inventé un Moi mythologique, héroïque, fabuleux, composé d’emprunts aux personnalités littéraires qui l’avaient séduit pendant sa vie, Lautréamont, Cravan, Fu Manchu, le Vieux de la Montagne et tant d’autres. En retour, ce Moi mythologique lui a permis de séduire de nombreux individus qui le tenait pour un génie hors pair puisque son image était artificiellement gonflée de ce qu’il avait emprunté à l’extérieur. En se fondant dans le Moi mythologique du maître, le dévot s’anéantit totalement. Il renonce à sa liberté de jugement, à son existence propre. Il devient Debord par magie. Ce faisant, il a l’impression d’acquérir une lucidité, une puissance redoutables qui lui permettront de faire son chemin dans la vie. Il est détenteur d’une vérité de type religieux, qu’on ne saurait contester sans être un idiot, un profanateur ou un fou. Nombreux sont les disciples de Debord qui partagent encore aujourd’hui cette perspective. Ils regardent généralement le reste du monde avec un mépris aristocratique imité de leur maître. On comprend qu’ils mettent des entraves à toute tentative pour démonter la machine de fascination dont ils ont à la fois les victimes et les bénéficiaires. En ce sens, Debord est pleinement responsable de cet état de fait, lui qui s’est targué d’imposer post-mortem sa vision des événements historiques aux commentateurs qui viendraient après lui. Permettez-moi de rappellent cette phrase tirée de Panégyrique, vol. I : « Personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace d’entreprendre de démonter, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurait dit. » C’est d’abord cet interdit imposé par le maître, renouvelé par les disciples, qu’il faut transgresser pour comprendre sereinement ce que debord a dit et de qu’il a fait véritablement. Il faut quitter la sphère s’illusions, de secrets et de mensonges qu’il a construite autour de sa personne, pour commencer à le comprendre comme un homme et non pas comme un demi-dieu.

[…]

[Ces extraits sont tirés d’une entrevue avec Jean-Marie Apostolidès réalisée par Alexandre Trudel. On peut la ire en intégralité à l’adresse suivante :

8 commentaires:

  1. Très éclairant, merci. L'érudition d'Apostolidès est époustouflante. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une belle ouverture d'esprit, c'est plutôt rare dans le milieu universitaire.

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  3. Il faut commencer à comprendre Debord «comme un homme et non pas comme un demi-dieu», dit Apostolidès. Voilà qui est aussi louable que nécessaire mais on voit tout de suite que le Tintinologue s’y prend très mal en soutenant que Debord, «de son vivant, s’est inventé un Moi mythologique, héroïque, fabuleux, composé d’emprunts aux personnalités littéraires qui l’avaient séduit pendant sa vie, Lautréamont, Cravan, Fu Manchu, le Vieux de la Montagne et tant d’autres. En retour, ce Moi mythologique lui a permis de séduire de nombreux individus qui le tenait pour un génie hors pair puisque son image était artificiellement gonflée de ce qu’il avait emprunté à l’extérieur.» Apostolidès psychologise à outrance ce qui n’a été dans la vie de Debord qu’un jeu parmi bien d’autres : ce «Moi mythologique» de Debord n’existe que dans l’esprit du psychologue Apostolidès et d’autres spectateurs du même niveau. Le jeu des similitudes repose d’abord sur l’humour et la distance mais en aucun cas sur l’identification telle que le croit le pesant Apostolidès. (et par exemple dire que «Kaufmann s’identifie secrètement» à Debord est grotesque ; c’est vouloir trop prouver…).
    Quant à sa critique du Quarto paru en 2006 (soit 12 ans après le suicide de Debord), elle est assez amusante dans sa mauvaise foi : voilà un volume de 1900 pages bourrés de textes et documents inédits et Apostolidès parle du « Manifeste pour une construction des situations », incomplet, comme il est précisé p. 112 (LA SUITE MANQUE).
    200 ans après la mort de Sade, Jean-Jacques Pauvert en est encore à rechercher des textes inédits du marquis et près d’un siècle après la disparition de Cravan, Marcel Fleiss retrouve des lettres qui devraient bientôt paraître ; mais pour le spectateur Apostolidès tout ce qui concerne Debord devrait déjà être immédiatement connu et publié moins de 20 ans après son suicide ! En 2013, Sean Wilder a vendu aux enchères 19 lettres inédites de Debord qu’il prétendait avoir perdu (les cons devenus vieux aiment à spéculer)… on voit donc que la critique de la correspondance incomplète de Debord est assez dérisoire.
    Mais gageons qu’en 2014, Apostolidès s’empressera de commémorer les 20 ans du suicide de Debord dans un ouvrage sur le sujet, dans l’espoir de le vendre un peu mieux que sa théorie de l’iconomy (Apostolidès is the theorist of iconomy, a new field of study of images and of their effects on people).
    D’avance, nous savons qu’il nous fera rire.

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    1. Alors, comment expliquer le goût si prononcé de Debord pour la stratégie et la guerre, en si fort contraste avec l'orientation généralement anti-militariste de la critique sociale moderne ? Selon le critique Anselm Jappe ("Debord et l'authentique"), cela découle d'Achille, l'auteur des grands faits et le diseur de grandes paroles (cf. L'Iliade) qui pour les Grecs préplatoniciens était le parangon de la grandeur humaine. Debord est lui aussi un "diseur de grandes paroles", et non dans le simple sens de l'écrivain, mais comme diseur de la parole en tant qu'acte historique. Il était convaincu de son efficacité ("tant est grande la force de la parole dite en son temps", cf. In girum imus nocte).

      À partir du début des années 1950 et des temps lettristes, Debord a insisté sur les grands actes et les grandes paroles à vivre réellement, dans la vie de tous les jours, sur le mode de l'épopée (par exemple avec la dérive urbaine), par rapport à laquelle la fixation dans une œuvre d'art serait déjà une déchéance. La critique de l'art séparé et l'idée de sa réalisation trouvent là une de leurs racines.

      L'art du comportement prôné par les situationnistes est semblable à cette vie grecque dont parle Hannah Arendt (cf. La crise de la culture), pour laquelle l'action est bien supérieure à l'œuvre et encore plus au travail. Conception de la vie et de l'art qui est donc proche d'Arthur Cravan que Debord admirait tant. Et comme le rappelle Arendt elle-même, Achille, qui pour les Grecs était le modèle le plus accompli de l'homme, ces faits sont surtout les faits de guerre. Voilà qui expliquerait le goût de Guy Debord pour la guerre et la stratégie. Car la guerre est par excellence un comportement pur, une action qui mérite de rester dans la mémoire, mais qui ne crée pas d'œuvre, bien au contraire

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    2. Achille ? Voilà qui est singulièrement tiré par les cheveux… Mais puisque vous parlez de la guerre de Troie, je vous signale que Debord a choisi comme pseudonyme (dans ces courriers aux Portugais en 1974), le nom de Glaucos, capitaine des Lydiens.
      Quant à Andy Merrifield, désolé, son livre sur Debord est d'une inutilité assez commune.

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    3. Ce n'est pas moi que parle d'Achille, c'est Anselm Jappe dans son texte "Debord et l'authentique". Les analyses de Jappe sont en général plutôt pertinentes, surtout en ce qui concerne Debord. Et comme vous l'indiquez vous-même à propos du pseudonyme "Glaucos", Debord devait bien connaître L'Iliade, cela ne fait pas de doute.

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    4. Eh bien, il faudra en conclure que les analyses de Jappe ne sont pas aussi pertinentes qu'on peut le prétendre, et ce ne sera pas la première fois, voilà tout. Mais il est vrai qu'on ne saurait demander l'impossible à un universitaire (la carrière, la carrière !).

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  4. Interview d'Andy Merrifield à propos de de son livre sur Debord : http://www.readysteadybook.com/Article.aspx?page=andrewmerrifield

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