samedi 27 avril 2013

Considérations et anecdotes diverses autour de Guy Debord recueillies et arrangées par France Culture / 2



Michèle Bernstein : « Alors, Daniel Blanchard a écrit partout, et dit, que Guy avait rompu avec lui parce que je ne pouvais pas le blairer ; alors Daniel Blanchard donne comme raison que je l’aurais nourri d’un poulet rôti boulevard de Sébastopol avec des frites que je n’aurais pas faites moi-même ; je me demande si Daniel Blanchard avait réalisé que nous vivions dans un trou à rats que j’avais un rond de gaz dans le couloir qui servait d’entrée, pas d’eau chaude, pas de lavabo, et des tas d’autres commodités manquant ; bref, lui je ne sais qui lui préparait le bœuf en daube et le navarin d’agneau, mais pour nous, le poulet rôti et les frites du coin avant la malbouffe à l’époque où y avait pas de poulet de batterie, c’était la fête ; et j’avais certainement prévu pour lui quelques très bonnes bouteilles de Bordeaux de l’épicière de la rue Quincampoix. Si il veut savoir pourquoi il a été exclu, ce pauvre crétin, c’est parce que Guy, dont c’était aussi le préféré, voulait qu’il devienne situationniste ; et quand il a vu que Daniel — que Canjuers — resterait social barbare, avec Cornelius, Castoriadis, et bien il s’est fâché avec lui en pensant qu’il n’y avait rien à en tirer. »

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Boris Donné : « Si Debord est tellement fasciné par la belle langue épurée du 17e, si il cite tellement volontiers Bossuet, Pascal, Racine à l’occasion, et bien ça reste à mon avis la trace d’une éducation littéraire qui a été assimilée de manière parfaite ; à la culture classique scolaire qu’il a intégré, Debord superpose une culture d’avant-garde qui se développe peu à peu ; il est allé au Manifeste de Breton et à l’Anthologie de l’humour noir qui est une espèce, déjà, de petite compilation, qui est une parodie de manuel scolaire finalement ; et Debord, tout de suite accroche à ça. Je pense que, quand il a vingt ans, la connaissance de Sade qu’il peut avoir est très modeste, mais elle passe par l’image qu’en donne Breton dans l’Anthologie de l’humour noir ; même chose pour la fascination qu’il peut avoir pour Vaché, pour Isidore Ducasse, etc. ; et ses intérêts se diversifient en fait de façon très progressive, il se forge une culture marxienne, hégélienne, petit à petit, en piochant à droite et à gauche dans le meilleur de ce que lui apporte l’époque finalement ; et, il ne faut pas couper Debord de son époque et de sa génération ; et je pense que ça vaut particulièrement pour sa culture cinématographique par exemple, quel jeune adolescent qui, juste après la guerre, voit Les Enfants du paradis n’a pas été fasciné par ce film-là, Johnny Guitare, un peu plus tard, c’est aussi un film qui, dans les milieux intellectuels, reçoit un accueil très favorable parce que, il conjugue les prestiges du western avec quelque chose d’autre d’un peu plus trouble, d’un peu plus étrange ; et, clairement pour ses choix cinématographiques, on sent qu’il est resté très attaché à ce qui l’avait fasciné à la fin de l’adolescence ; dans In girum imus nocte, en 78, certains des passages les plus beaux viennent de Johnny Guitare — alors ça, c’est un peu plus tard qu’il l’a vu, il avait presque 30 ans —, mais beaucoup de passages aussi des films de Carné, Cocteau également une fascination de son adolescence, et on trouve des extrait de l’Orphée de Cocteau détournés dans In girum imus nocte. »

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Anselm Jappe : « […] vraiment pour Debord le monde était une espèce de grand jeu […].Et donc il voulait quand même comprendre, d’une certaine manière, comment on réussit aussi à se faire valoir dans le monde ; et également évidemment son approche de la révolution, c’était comme une tâche qu’il fallait mener à bien, et donc aussi en prévoyant toutes les issues possibles et aussi toutes les réactions de l’adversaire ; même la révolution était quand même essentiellement une espèce de sous-espèce de la pensée stratégique. Il faut toujours se souvenir, je pense, une des clés pour comprendre Debord ce sont les Mémoires du Cardinal de Retz, du 17e siècle ; ça l’a très marqué cette figure de quelqu’un qui a toute sa vie intrigué, organisé la Fronde et les révolutions à Paris ; d’une certaine manière, il l’a fait presque [avec l’]ambition de s’amuser, de vivre des choses extraordinaires ; et Retz a dit, à la lettre à peu près, est-ce qu’il y a une chose plus grande au monde que la conduite d’une partie. Il y a quand même, je pense l’idée, que lui, d’une certaine manière, il voulait jouer à la table des grands mais évidemment pas de manière vulgaire sur le devant de la scène, mais par derrière. »

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Michèle Bernstein : « […] quand je dis que j’aurais dû me méfier, c’est une plaisanterie, mais c’est vrai que à l’époque déjà Guy avait tendance à aimer la stratégie et ce genre de choses ; j’aurais dû me méfier, j’aurais dû me méfier quand on avait 20 ans, 22 ans, quand on s’est marié ; un garçon qui aime à ce point jouer avec les soldats de plomb, qui aime tellement Clausewitz, le Cardinal de Retz et ce genre de choses… Alors moi, c’était juste le contraire, parce que j’aime Bartleby… Tristram Shandy ça on s’est… comme des enfants qui se montrent leurs jouets Guy et moi on s’est passé des trucs qu’on avait pas lu donc ; mais je ne me suis pas méfiée parce que je l’aimais tant ; mais c’est vrai que c’était quand même inquiétant, parce que, il adorait les soldats de plomb et Clausewitz, et Machiavel, et tous les gens… et Balthasar Gracián ; et tous ces gens-là vous expliquent une seule chose — critique où pas critique — c’est quand même comment réussir. »


(À suivre)

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