vendredi 3 août 2012

Lectures – « Toujours la voyage »



Ne fixe pas la route ; suis la. Mais la suivre comment, et jusqu’où ? La suivre comme ceux qui viennent  de la ville ou qui s’y rendent, comme ceux qui partent et ceux qui rentrent, comme ceux qui viennent acheter et vendre, comme ceux viennent voir et entendre, ou comme ceux qui s’en vont fatigués d’entendre et de voir ? Comme lesquels de ceux-là ? ou comme quoi de commun à eux tous ? ou de quelle autre manière différente de celle d’eux tous ? / Quoi qu’il en soit, je ne pourrais que partir. Quels que fussent le sens et la nature de mon inquiétude, son palliatif — non pas son remède, je le savais bien — c’était partir, suivre cette route jusqu’où le Destin le voudrait. Pourquoi, pour quoi faire, à la recherche de quoi ? Je le savais aussi peu que je savais le sens et la nature de mon inquiétude.

[…]

Longtemps j’ai suivi la route, m’enfonçant toujours davantage à l’intérieur du pays. De ce qui s’est passé au cours du voyage il n’y a rien à rapporter, parce qu’il n’est ne m’est rien arrivé d’autre que ce qui arrive à tous les voyageurs, quand ils n’ont rien de plus à raconter que la joie du parcours à certains moments et leur fatigue heureuse à l’heure de s’endormir, le soir, dans les auberges, contents de l’étape du jour. / J’ai traversé des villes et des villages, j’ai vu des champs de toutes sortes, j’ai longé les murs de beaucoup de propriétés. J’ai croisé des gens qui se rendaient dans ma ville natale, et des gens qui partaient, les uns joyeux, les autres tristes, les uns préoccupés, les autres légers, mais je n’ai vu personne comme moi, parce que tous semblaient avoir une destination, et que je n’en avais d’autre que la route, et tous semblaient chercher ce qu’il connaissaient et moi seul cherchais un Homme en noir dont je ne pouvais pas me souvenir. / […] / Je ne sais pas non plus combien de jours j’ai marché j’ai marché, ou si j’ai parcouru une distance plus grande que celle habituellement comptée en jours. Celui qui ne pense qu’à suivre la route ne mesure ni le temps ni ses pas. Je sais qu’après un nombre indéfini de jours, la campagne commença à changer d’aspect et l’aspect des maisons, la taille des arbres, une certaine élégance des façades, la façon différente qu’avaient les habitants de se mouvoir, annoncèrent la proximité d’une ville immense. J’avais atteint, en effet, les environs de la plus grande cité du royaume, vaste métropole sur un long fleuve, où le commerce, l’industrie et la concentration de la vie faisaient fourmiller et se mélanger les existences, les intentions et les destins.

Fernando Pessoa, La Pèlerin, La Différence.

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