mercredi 25 juillet 2012

À propos de Debord / Voyer, mode d’emploi – Addendum



Le moyen terme qui syllogise les deux extrêmes, l’entendement et l’intérieur, est l’être déployé de la force,[être] qui, pour l’entendement lui-même, est désormais un disparaître. Il se nomme, pour cette raison, phénomène ; car nous nommons apparence l’être qui immédiatement en lui-même est un non-être. Or il n’est pas seulement une apparence, mais phénomène, un tout de l’apparence*. C’est ce tout comme tout, ou universel, qui constitue l’intérieur, le jeu des forces, comme réflexion de ce même [intérieur] dans soi-même. […] Ce jeu de forces est par conséquent le négatif déployé, mais la vérité de même  [ jeu] est le positif, savoir l’universel, l’ob-jet étant en soi. […] / L’intérieur est encore pur au-delà pour la conscience, car elle ne se trouve pas encore elle-même dans lui ; il est vide, car il n’est que le rien du phénomène, et de façon positive, l’universel simple. Cette manière d’être de l’intérieur donne immédiatement raison à ceux qui disent que l’intérieur des choses ne peut être connu ; mais [qu’] il faudrait que le fondement se trouve saisi autrement. De cet intérieur tel qu’il est ici immédiatement n’est présente-là, en tout état de cause, aucune connaissance, mais non parce que la raison serait trop myope ou bornée, ou de quelque façon qu’on veuille le dire ; sur ce point, ici, rien encore n’est connu, car nous n’avons pas encore pénétré aussi profond ; mais en raison de la nature de la Chose même, parce qu’en effet dans le vide rien ne se trouve connu, ou, à l’énoncer de l’autre côté, parce qu’il est déterminé justement comme l’au-delà de la conscience**. […] / Mais l’intérieur ou l’au-delà suprasensible a surgi, il provient du phénomène, et il [= le phénomène] est sa médiation ; ou le phénomène est son essence, et en fait son remplissage***. Le suprasensible est le sensible et [le] perçu posé tel qu’il est en vérité ; mais la vérité du sensible et [du] perçu est d’être phénomène. Le suprasensible est donc le phénomène comme phénomène.

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* L’« apparence » (Schein) et le « phénomène » (Erscheinung, que l’on pourrait traduire par « apparition ») sont deux termes en étroites connexion étymologique ; de l’un à l’autre l’accomplissement vient de ce qu’avec le second l’on aborde l’immédiat par la médiation de sa propre profondeur. Autour du phénomène, point central, moyen terme, qui porte le « tout » de l’expérience, se disposent l’intérieure des choses — « arrière-fond » (Hintergrund) encore objectivé — et l’entendement lui-même. Pour nous, chacun de ces éléments est à la fois positif et négatif ; l’entendement est appelé à en faire l’expérience. — La Science de la Logique donnera la pleine mesure de cette articulation théorique entre apparence et phénomène (Doctrine de l’Essence).

** L’intérieur, coupé de son origine qui est le phénomène, s’offre d’abord à l’entendement de façon immédiate comme le vide ou le fondement inconnaissable.

*** Second aspect : l’intérieur se présente à l’entendement comme ayant une histoire ; il a partie liée avec le phénomène, — son origine et son essence. La vérité du suprasensible est d’être la sursomption du phénomène, c’est-à-dire le phénomène posé comme phénomène.



Après avoir laissé, une nouvelle fois la parole au cheval, voyons ce qu’en fait le cavalier Voyer :

« Ce n’est que récemment (après la parution de la traduction Lefebvre, 1991), lors d’une troisième lecture de la Phénoménologie, que je remarquai cette formulation propice chez Hegel : Le suprasensible est donc le phénomène en tant que phénomène. »
[…]
La phrase de Hegel est : “Das Übersinnliche ist also die Erscheinung als Erscheinung” Hegel n’emploie pas le terme kantien de Phänomen et cependant Hyppolite et Lefebvre, les deux traducteurs des deux éditions de la Phénoménologie, traduisent ce terme par phénomène. (Il me semble qu’en allemand, phénomène se dit Naturerscheinung ou Phänomen. Tout lecteur qui pourrait m’éclairer sur ce point sera le bienvenu.) »

Après force galipettes dialectiques, Voyer passe aux aveux : « Notez bien : je n’essaye pas de dire ce que Hegel veut dire, je ne déduis rien du sens de ce que Hegel dit (comment le pourrais-je, puisque je ne comprends toujours pas ce qu’il dit), je parviens simplement à dire enfin ce que je sais grâce aux mots fournis par hasard par Hegel et, pour ce faire, je mets les mots dans l’ordre qui me convient. Ce que dit Hegel, je m’en fous, quoique si quelqu’un parvenait à m’expliquer ce qu’il voulait dire, j’en serais très heureux. » [Le lecteur se reportera plus haut au texte de Hegel lui-même et aux Notes de ses traducteurs.]

Et il lâche le morceau : « Je suis prêt à tout pour une idée : mon cheval pour une idée, mon cheval pour une idée ! » ; et il embraye : « Le texte de Hegel prouve que l’idée n’y était pas, il parle d’autre chose, ce qui est dommage car, si elle y avait été il y deux siècles, le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Les mots sont fournis par Hegel, mais non l’idée, non le sens, qui sont miens. Hegel fournit les paroles, je fournis la musique. Murmures de la forêt, je comprends le chant des oiseaux. Autrement dit je fais un heureux contresens, d’aucuns appelaient cela détournement. La différence avec ceux qui font des contresens habituellement est que je le sais, ce qui signifie que je ne prétends pas, ici, interpréter Hegel, tandis qu’eux croient l’interpréter. Je ne cherche plus, ici, à comprendre ce qu’il dit, je me contente d’utiliser ce qu’il dit, quoique je n’ai pu le faire qu’en cherchant à comprendre ce qu’il disait. La philosophie est un billard électrique, ça a fait tilt ! » / Puis il lâche tout et s’élance dans le vide : « Frege dit : on ne produit pas d’idées, on les saisit. C’est le cas ici. Ce qui était une connaissance obscure (mais cependant certaine, inébranlable, c’est pourquoi j’attends tous les petits cons gauchistes de pied ferme), et donc incommunicable, est devenu un concept : l’intérieur est le phénomène comme phénomène, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’intérieur. Heil Wittgenstein ! Comme dirait Frege, ainsi tout s’éclaire et le problème est résolu. » Chapeau l’artiste !

Cependant Voyer, qui n’est pas la moitié d’un imbécile (de Paris), a bien compris ce que Hegel veut dire, et il le prouve dans une Note où il donne cette explication : « Toute force selon cette théorie [celle que Hegel expose dans Force et entendement] n’existe que pour autant qu’elle en suscite une autre, opposée, de même module. Voilà donc enfin quelque chose qui passe en son contraire, incessamment, ce qui devait combler Hegel : “le jeu des forces... moments qui sans repos ni être se transforment immédiatement dans leurs contraires”. L’intérieur dont il parle et qu’il oppose au bon sens est le fond des choses, qui semble révélé par Newton et ce fond est passage incessant d’une force dans sa réciproque et inversement. Le phénomène est la médiation de cet intérieur, le moyen terme entre l’entendement et le fond des choses. Par le phénomène, l’intérieur naît à l’entendement. Ce n’est pas dans ce sens que j’entends intérieur et phénomène, évidemment. Vous l’avez compris, j’ai toujours fait, et je ferais toujours, feu de tout bois. Feu sur le quartier général. »

Tout cela n’était donc qu’amuse-bouche destinés à patienter avant le plat de viande froide qui suit et dont Voyer est friand : « Si les situationnistes, et notamment Debord, ont eu tort, c’est parce qu’ils n’ont pas combattu Marx mais en firent une simple répétition sous des prétentions critiques. Ils ont effectivement combattu le marxisme mais ils ont méthodiquement oublié de combattre Marx comme si les marxistes avaient tous les torts et Marx aucun. C’est pourquoi ils furent vaincus en même temps que le marxisme puisqu’ils étaient eux-mêmes marxistes, c’est à dire réductionnistes. Comme le scorpion sur sa grenouille, ils ont sombré avec ce qu’ils combattaient. Donc dès 1962 je combattais déjà Debord puisque je combattais déjà Marx. Cela confirme ce que dit Hegel : la raison d’être est un résultat. La raison d’être vient à la fin. L’oiseau de Minerve etc. En 1962, je combattais déjà Debord sans même savoir qu’il existait. Quand je rencontrai Debord, en 1967, j’étais donc déjà son ennemi de toute éternité, l’anche tu pizarre, ce qui avait tout pour réjouir un ivrogne. / Voilà donc les raisons qui firent, que lorsque je lus La Société du spectacle en 1967, je pensai que l’auteur traitait dans cet ouvrage des questions que j’ai exposées plus haut. Je pensai qu’enfin un auteur ne concevait pas le monde comme un mécanisme mais tenait compte du rôle de l’apparence dans son existence, je pensai donc qu’un auteur critiquait enfin le réductionnisme de Marx. D’après ce qui précède, vous comprendrez que j’étais la victime désignée pour tomber dans cette escroquerie, mais, ce faisant, Debord avait enfin trouvé en moi un lecteur. (Mais dans cette auberge à la française coquettement apprêtée, je ne trouvai finalement que ce que j’apportais.) Je continuai à le penser pendant vingt ans mais je dus finalement me rendre à l’évidence : Debord n’était qu’un grossier réductionniste. Effectivement son ouvrage traite de l’apparence mais l’apparence pour Debord n’était que l’apparence facile pour journalistes, l’apparence qui trompe énormément comme les éléphants roses, l’apparence au sens vulgaire d’illusion, de “discours médiatique”, l’apparence de la pensée Canal plus selon laquelle la société actuelle reposerait sur un système général d’illusions, alors que, comme Canal plus, elle repose sur l’argent qui est une certitude absolue. Seule ma générosité interprétative lui prêtait une apparence de profondeur. C’est pourquoi Debord fut célébré par les journalistes. Enfin ils rencontraient une idée qu’ils pouvaient comprendre. Enfin ils se sentaient de l’esprit. Debord ne fut que le dernier avatar du marxisme le plus borné camouflé sous une prétention critique, habillage qui ne fut qu’un habillage précisément et qui laissa intacte la grossièreté marxiste. Pendant ce temps, dans sa cheminée, “plusieurs bûches brûlaient ensemble”. L’homme était poëte. »

P.-S. 

Le lecteur exigeant consultera le site de Voyer :

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