vendredi 30 novembre 2012

Guy Debord et l’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale » / Commentaire 9




Eric Brun est bien conscient du « double jeu » de Debord ; mais il n’arrive pas à le concevoir comme découlant d’un accord au sein de l’I.S. entre Jorn et Debord où chacun joue sa partie. C’est pourquoi il a du mal à s’expliquer que Jorn « pendant qu’il participe l’I.S., soit de 1957 à 1961-1962, [poursuive] parallèlement une carrière de peintre somme toute assez traditionnelle » ; et que « [p]our une grande partie de ses expositions, elles ne présentent aucun rapport avec le mouvement situationniste ». C’est ainsi qu’il présente le soutient effectif de Debord comme une tentative « de mettre en scène un Jorn sans cesse plus “radical” dans son refus de l’art établi (“La part la plus intéressante de l’activité de Jorn depuis dix ans a consisté […] à chercher les conditions d’un certain dépassement de l’art d’aujourd’hui. […] Le mérite de Jorn, alors que beaucoup d’autres se satisfaisaient promptement du demi-résultat de programmes assez pauvres, fut de poursuivre une critique toujours plus radicale) », c’est-à-dire au mieux comme une incongruité, alors qu’elle a manifestement une raison d’être qu’il refuse de voir.



Pourtant, il est capable d’écrire, par exemple : « On a montré que la dissociation entre l’image de Jorn et celle de l’I.S. est en partie favorisée par l’I.S. elle-même, à l’initiative notamment de Debord : il faut, pour Debord (et bien sûr Constant) [à l’époque], mais avec l’accord de Jorn sans doute, ne pas laisser confondre l’I.S. avec la position de Jorn comme peintre “installé” dans les milieux de la penture “officielle”. » Et tout en affirmant que « si Debord accepte le statut particulier de Jorn dans le mouvement, il continue de percevoir celui-ci comme trop “fantaisiste” (du fait de ses fréquentes disparitions) et de le critiquer de temps à autre pour cette raison. » — qui en tout état de cause ne constitue pas un casus belli — ; il est bien obligé d’admettre que « Debord, à en juger en tout cas par sa correspondance, apparaît rapidement assez “bienveillant” vis-à-vis d’une telle “fantaisie” ». Mais la « bienveillance » de Debord va bien au-delà de la « fantaisie » qu’il pouvait trouver dans le comportement de Jorn.



En tout état de cause, l’accord entre Jorn et Debord était suffisamment fort pour qu’il résiste à l’exclusion des peintres (1962) décidée par Debord ; même si l’on peut penser que Jorn était plutôt retissant devant une mesure aussi radicale — ce qui pourrait expliquer qu’il « s’éloigne de l’I.S. sans qu’il y ait de vraie rupture publique », comme le note Brun. C’est vers cette époque (1961), en effet, que Jorn démissionne de l’I.S. « (on parle dans la revue de “circonstances personnelles qui rendent extrêmement difficiles la participation à l’activité organisée de l’I.S.”). “Officieusement”, il continue d’y “participer” sous un faux nom, celui de George Keller. » Ce qui ne peut évidemment se faire qu’avec le plein accord de Debord.


Eric Brun qui veut toujours voir plutôt une opposition qu’un accord entre les deux hommes écrit : « À l’évidence, entre 1962 et 1964, Jorn s’éloigne non seulement pratiquement mais aussi subjectivement de Debord. Il explicitera en 1964 sa position, dans un texte peu connu et intitulé Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados. Certes, il y présente Debord comme un fertile “promoteur d’idées nouvelles”, reste manifestement son ami jusqu’à sa mort, et tous les témoignages laissent à penser qu’il continue à financer à l’occasion les activités situationnistes même après la scission. Il n’est pas moins manifeste que Jorn désavoue dans ce livre l’orientation prise par l’I.S. depuis la scission. » Jorn « désavoue » certainement en partie l’option « hyperpolitique » choisie par Debord pour l’I.S., mais il ne s’y oppose pas — sans doute parce que d’une certaine manière il la croit nécessaire ; ce qui explique qu’il n’y ait pas de rupture avec Debord. D’un autre côté, il comprend suffisamment la position des scissionnistes, notamment de ceux qui vont créer un deuxième Internationale situationniste (dont son propre frère Jörgen Nash), pour participer avec eux à la rédaction du manifeste de celle-ci. Et si Jorn ne va pas plus loin, « [i]l n’en reste pas moins que la Déclaration de Stockholm [acte de naissance de la seconde I.S.], adopté en 1962 s’inspire très clairement des prises de positions de Jorn. »



(À suivre)

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