Mais l’« intérêt objectif » de
l’alliance entre Jorn et Debord ne semble pas suffire à Eric Brun :
« On peut se demander pourquoi, alors même que Jorn commence à connaître
une reconnaissance internationale, il participe à un mouvement d’avant-garde
comme l’I.S. Certes, on a vu que l’alliance avec l’I.L. aboutit vers 1956, à un
moment où le succès ne se fait pas encore réellement sentir (1957-1958). Reste
qu’à l’été 1957, au moment où Jorn participe à la fondation de l’I.S., il
expose à Rive Gauche […] et obtient pour le catalogue une préface de Prévert.
Qu’attend-il donc d’une alliance avec ce quasi inconnu qu’est
Debord ? » Pour lui « tout indique qu’il se joue autre chose que
la volonté d’accès au champ artistique français, quelque chose qui ne saurait
non plus se réduire à un simple intérêt théorique pour les idées formulées par
Debord. » Il émet l’hypothèse — contestable — de ce qu’il nomme le
« désintéressement » de Jorn. De quoi s’agit-il ? Il nous
l’explique : « Jorn se pense et se veut peintre libre et
désintéressé, image de soi qu’il entend faire connaître autour de lui de sorte
qu’on peut parler d’“intérêt au désintéressement” […]. Ceci semble en effet à
l’origine de l’alliance dans l’I.S. avec Debord et son programme. »
S’il est vrai que Jorn* se veut — et n’a
cessé d’être — un « peintre libre » — liberté qu’il gardera
d’ailleurs au sein de l’I.S et après —, c’était avant tout un aventurier et un
activiste (des arts plastiques) qui à mis sur pied de nombreux regroupements
tout au long de sa vie, chaque fois qu’il en a eu la possibilité. L’hypothèse
d’un « désintéressement » au sens où l’entend Brun est inutile :
on peut donc s’en passer. On a beaucoup (trop), dit que Debord était un
stratège ; mais Jorn aussi était un stratège dans son genre — et c’est pour des raisons stratégiques qu’il était
intéressé au premier chef par la création de l’I.S., à laquelle il allait tant apporter — cela suffit à expliquer son
rôle dans la fondation de l’I.S. ; ainsi que sa conduite ultérieure.
On doit donc parler d’une I.S. bicéphale — ce
qui implique une division du travail
au sein de l’organisation. Il n’était évidemment pas question pour Jorn
d’assumer — ni d’assumer — la direction de l’I.S. puisqu’il avait trouvé en
Debord celui qui était tout désigné pour cela. De plus, Jorn tenait trop à sa
liberté de mouvement. À partir de là, on est en mesure de comprendre l’histoire
de l’I.S. d’une manière sensiblement différente de celle qui a été mise sur le marché.
Il est donc assez vain de vouloir écrire encore une histoire de « Debord et
l’Internationale situationniste ». Il faudrait, au minimum, écrire une histoire
de « Jorn / Debord et l’Internationale situationniste » — avant de
pouvoir enfin écrire une
« Histoire de l’Internationale situationniste » qui soit digne de ce
nom.
__________________
* Rumney dit de lui : « Il avait un
côté organisateur. Il adorait tout ce qui ressemblait à des mouvements et des
conférences. […] C’est l’un des rares membres de l’I.S. à ne pas avoir été
exclu. Il a même démissionné avant de l’être. C’est l’artiste qui est resté le
plus longtemps, tout en continuant à faire tout ce qu’il voulait et à
entretenir des relations avec qui il voulait. » Et il ajoute :
« On peut dire que s’il y avait une discipline interne à l’I.S. qui était
de ne plus avoir de rapport avec les exclus, quelqu’un comme Jorn s’asseyait allégrement dessus. » (Le Consul, Allia.) Cela n’était possible
que parce que Jorn se sentait effectivement
être sur un plan d’égalité — pour ne pas dire plus — avec Debord.
(À suivre)
Vous continuez à enfoncer des portes ouvertes à propos de Jorn et de son rôle au début de l'IS en affirmant que «à partir de là, on est en mesure de comprendre l’histoire de l’I.S. d’une manière sensiblement différente de celle qui a été "mise sur le marché". »
RépondreSupprimerRelisez attentivement le gros volume des "Œuvres" de Debord paru chez Gallimard en 2006 et vous conviendrez qu'Asger Jorn y figure à sa place (éminente) dans cet ouvrage.
Il faut sortir de votre obsession : non, l'histoire éditoriale de l'IS "mise sur le marché" ne se résume pas à l'histoire de Debord, et pour qui sait lire, les documents (nombreux) existent déjà.
Vous retardez d'une guerre !
Ce sont effectivement les œuvres de Debord qui ont été publiées par Gallimard. C'est bien l'histoire de Debord et de l'Internationale situationniste qu'on arrête pas de réécrire. Qui parle d'obsession ?
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