[Présentation : « Une suite, invitant à d'autres rêveries... », tirée des « Souvenirs » de Paul Kobisch – un ami de jeunesse du situationniste mulhousien Théo Frey – qu'il a mis en ligne sur son site, cette anecdote pour vrais fans, concernant Vaneigem : elle le campe fugitivement comme directeur d'un club privé – c'est-à-dire heureusement autre chose que correcteur chez Gallimard... C'est évidemment séduisant, on a envie de le croire, même si le caractère très délirant de nombreux passages du texte de Kobisch a tendance à ternir la crédibilité de son témoignage... (A. Bertrand)]
Au bar je pose ma
question classique, où peut-on trouver Raoul ? Le barman me regarde au
fond des yeux et après une hésitation me montre du doigt une table occupée par
un couple apparemment occupé à bavarder : – « Demande à la belle
brune que tu vois là, elle pourrait te renseigner. » – Dont acte. Dix
minutes plus tard, la belle et moi sommes dans un taxi à destination d’Uccle,
la banlieue chic de Bruxelles. Béatrice, car cette fois elle s’appelle bien
Béatrice, n’a pas hésité longtemps pour répondre par l’affirmative à ma
question. Dans son regard j’aperçus immédiatement autre chose qu’un intérêt
neutre pour une rencontre avec le situationniste en réalité fort peu connu dans
son propre pays, et pour cause, il n’avait encore rien publié, sauf, dit-on,
des romans pornos dont il tirait le plus clair de ses revenus. Dans le taxi
même, deux corps faisaient déjà connaissance, avant même d’arriver à l’adresse
où nous aurions une chance de rencontrer Raoul. Dans le taxi flottait un parfum
de Genève by night, et je reste sur mes gardes, pendant un certain temps…
Le situationniste
belge dirigeait en sous-main un autre de ces clubs privés, ce qui paraissait à
cette époque une excellente manière de faire du business en Belgique, puisqu’il
suffisait d’avoir un appartement assez grand et de quoi investir dans un mobilier
minimum. Mais le club de Raoul c’était tout autre chose. Une splendeur dans
l’Europe du néon et de la bakélite faisant sa mue vers le plastique.
Généralement ces clubs n’étaient guère autre chose, donc, que des appartements
négligemment transformés en bistrots. Ici on pénètre dans une grande salle
aménagée un peu comme une salle de château fort, mais sur la base d’un dessin
architectural dans un style Bauhaus très élaboré, qui faisait penser à une
salle de spectacle de luxe, avec des tables très confortablement réparties dans
l’espace et un mobilier qu’un Stark n’aurait même pas pu imaginer. À la place
de la scène il y avait un immense tableau, mais, pardon, ce n’était pas un
tableau, mais une scène iconique vivante. De quoi s’agit-il ? Simplement
d’une vaste peinture couvrant presque tout un mur, où chaque visiteur du club
pouvait venir ajouter son illumination artistique, un tableau vivant qui
changeait au gré des soirées et des membres plus ou moins inspirés. Ce gadget
culturel illustrait à sa manière la destruction de l’art tel qu’inspiré par
Dada : l’art n’est pas un objet, l’art ne peut pas se figer ou se
fossiliser dans la chose objective, l’art doit pouvoir vivre comme tous les
êtres biologiques. Il s’agit là de l’un des fondements de ce que les ignorants
appellent le Situationnisme, alors que Debord précise dès le numéro 1 de sa
revue qu’il n’existe pas de Situationnisme, mais seulement des situationnistes.
On pourrait aussi dire sur la base de ce qu’on a vu naître depuis ces années,
que cette œuvre n’était qu’une sorte d’installation permanente, un événement en
mouvement permanent, certains auraient dit un happening. Béatrice et moi prenons place sur l’un des tabourets
moelleux qui entourent de petites tables rondes et commandons la spécialité du
lieu, un cocktail fait de cognac chauffé dans lequel on fait glisser de la
crème fraîche sucrée. Une sorte d’Alexandra avec une saveur et un parfum de
sabayon, car la crème remontait au-dessus du cognac, et on dégustait l’alcool à
travers elle, une invention de génie dont nous abusâmes longtemps. Raoul arrive
quelques minutes plus tard. Je me présente de la part de Théo que Raoul a déjà
rencontré plusieurs fois à Paris chez Guy, rue St-Jacques, où il avait déjà
fait ma publicité, et une chaleureuse ambiance s’installe jusqu’à l’aurore.
Raoul est une sorte de bon grand géant belge, le type même du bon vivant qui
n’hésitait pas à pratiquer et à théoriser un hédonisme non tragique, en somme
il écrivait des prémices pour la fête de Mai 68. On se promet de se revoir à
Paris très bientôt, du moins dès que je serai sorti de prison, et Raoul me
montre les bonnes feuilles de son premier Best-seller
qui devrait paraître chez Gallimard vers la fin de l’année. Re-taxi, cette fois
direction le « cot » 1 de Béatrice où la nuit se termine un peu comme
celle de Genève, mais cette fois ma confiance reste inébranlable, et pourtant
si j’avais su !...
Il y avait, cependant, quelque raison de
ne pas désespérer. L’espoir était venu avec les dix premiers numéros de l’I.S, l’Internationale Situationniste, une revue qui nous avait tous
fasciné et dont nous attendions ce qu’on appelle ironiquement les
« lendemains qui chantent ! ». Les mots de Debord, Vaneigem,
Jorn, Constant, et de tous ceux qui parfois n’ont écrit que quelques lignes
dans les pages de l’IS, nous
enchantent. Ils tranchent brutalement avec le stalinisme dont nous avions vécu
les conséquences sur le terrain, parlent enfin de la vie quotidienne sans
théoriser comme le faisait alors Henry Lefebvre du haut de sa chaire strasbourgeoise,
ouvrent des vannes soudées depuis des millénaires par les idéologies, par
l’idéologie en tant que telle. Et puis nos amis les plus proches, Théo Frey et
sa sœur Edith y publient alors leurs premiers textes. Bref, la lutte peut
continuer au moment où la France commence enfin à se taire sur la scène
mondiale avec la fin de ses guerres coloniales et s’endort jusqu’au fameux éditorial
de Viansson-Ponté dans Le Monde qui
se voit contraint de diagnostiquer : « La France s’ennuie ».
[Étonnant non ?]
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