Cette histoire de
« désintéressement » tient visiblement à cœur à Eric Brun ; en
tout cas le fait qu’il y revienne de manière insistante, montre que cela lui
semble être un principe explicatif nécessaire à la compréhension de
l’investissement de Jorn dans l’I.S. « On l’a vu, c’est dans la continuité
se son intérêt au désintéressement que Jorn se tourne vers les
lettristes-internationaux. » ; et c’est cet « intérêt au
désintéressement » qui serait « une des raisons principales de son
maintient dans l’I.S. » alors qu’« il connaît une reconnaissance
internationale ».
Sur sa lancé, il s’égare même jusqu’à
postuler une rivalité sous-jacente entre Jorn et Debord que la notoriété
nouvellement acquise du premier aurait désamorcé, le libérant par là-même en
tant que théoricien : « En effet, à mesure que le succès
international de Jorn se fait sentir vers la fin des années 1950, son rôle dans
l’I.S. tend semble-t-il à évoluer. […] au tout début des années 1960, il publie
de nombreux articles dans la revue Internationale
situationniste, participe à la rédaction du manifeste du 17 mai 1960, tente
d’apporter des développements aux perspectives situationnistes d’une
construction d’une nouvelle vie marquée par le jeu (à travers la
« situlogie »), et ne recule aucunement devant les premières
interventions du mouvement dans la philosophie politique (il les précède
même)*. Il se saisit pleinement de la revue situationniste comme d’une tribune
intellectuelle, d’autant qu’il ne craint désormais aucune représailles de
Debord. » Mais quelles « représailles » avait-il donc à redouter
de la part un Debord (avec qui il venait de fonder l’I.S.) qui ne pouvait pas
se passer de lui ? On a vu que Jorn était tellement éloigné de la crainte
de quelques représailles que ce soient de la part de celui-ci qu’il en a
toujours fait à sa tête dans et hors de l’I.S. ; et l’on sait aussi que
Jorn a toujours été un inlassable producteur de théories, le nombre de ses
écrits dans ce domaine en témoignent.
Eric Brun ne semble manifestement pas saisir
que l’association de Jorn et de Debord s’est construite sur ce que j’ai nommé
une division du travail. C’est pour
cela qu’il écrit : « On peut penser que, dans l’esprit de Jorn, le
fait de laisser à Debord le leadership théorique est conçu par Jorn comme un
choix non définitif. » Il en veut pour preuve « un texte non publié
de 1960, [où] il exprime sa position sur le mode de fonctionnement du groupe en
ces termes : “il est évident que le système hiérarchique classique est
inconciliable avec la méthode situationniste. Chaque situationniste se prépare
dans l’immédiat à prendre la direction temporaire du mouvement en réalisant un
effort qui est en même temps exceptionnel dans l’immédiat […].” » Mais il
ne voit pas que c’est une phrase que Debord pouvait parfaitement écrire
lui-même ou revendiquer ; et que le choix — définitif ou pas — de Debord
est justement un choix dicté par cette division du travail et que Jorn ne le remet
pas en cause par ce qu’il sert ses intérêts.
Il semble, pour les mêmes raisons, trouver
étonnant que « malgré [la] présence accrue de Jorn dans les écrits
situationnistes et l’appropriation par d’autres groupes des perspectives
“situationnistes” (le groupe allemand Spur, le situationniste danois Jörgen Nash),
la position dominante de Debord dans la définition de la théorie et du langage
de l’I.S. n’est jamais réellement menacée. » Mais cette position n’est pas
menacée précisément parce qu’elle repose sur un accord entre les deux hommes.
Et c’est encore la même incompréhension qui lui fait écrire :
« Ainsi, malgré l’activisme indéniable de Jorn dans la production
théorique du mouvement situationniste, en particulier à partir de 1960 (soit un
peu avant son éloignement du groupe – entre 1961, date à laquelle il démissionne
officiellement, tout en y participant sous un faux nom, et 1962, date à
laquelle il semble effectivement se situer hors de l’I.S.), cela ne remet pas
en cause fondamentalement le leadership théorique de Debord sur l’I.S. » Le
« leadership théorique de Debord » ne peut pas être remis en question
par Jorn parce qu’il l’a voulu et que rien n’a pu le faire changer d’avis ;
et son « éloignement du groupe » s’est fait en accord avec Debord —
ainsi évidemment que sa participation « occulte » à l’I.S., sous le pseudonyme
de Keller, après sa démission.
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* Eric Brun fait référence à la brochure de
Jorn : Critique de la politique économique
d’inspiration clairement marxiste.
(À suivre)
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