C’est ainsi qu’Eric Brun peut noter
qu’« Asger Jorn, le seul agent véritablement en mesure de contester le
leadership de Debord sur le mouvement, lui laisse […] le champ libre »,
cela lui reste en grande partie incompréhensible. Et même temps, affirmer que
si Jorn a choisi Debord, c’est parce qu’il a reconnu en lui « le
principal théoricien depuis la Seconde Guerre mondiale » : un
« nouveau Breton ».
Le fait est que, malgré quelques brouilles
anecdotiques sans réelles conséquences, Debord a constamment soutenu
Jorn ; de même que celui-ci lui a toujours gardé sa confiance. C’est
quelque chose qu’il est facile d’établir — en se servant des éléments
qu’apportent Eric Brun lui même. Nous verrons aussi comment fonctionnait cette
division du travail entre les deux hommes. On peut dire grosso modo que, chacun ayant reconnu
l’autre, il s’agissait pour chacun de montrer que l’autre, dans son domaine et
malgré quelques insuffisances corrigibles, méritait bien d’être à la place où
il se trouvait — et d’y rester.
Commençons par examiner les relations avec
Constant (ancien Cobra). On sait que celui-ci, qui avait abandonné la peinture
pour l’architecture, s’opposait à Jorn qui, lui, entendait bien rester un
peintre quoi qu’il arrive. « Constant fait figure dans l’I.S. de principal
opposant aux “peintres”, au nom d’une activité dirigée en premier lieu vers
l’expérimentation d’un “urbanisme unitaire”. […] tandis que Constant attaque
les peintres de l’I.S. (Jorn), au nom du refus des compromissions avec les arts
individuels (peinture, sculpture, littérature…), de sorte que Debord se sent
proche de lui et veut favoriser son inscription dans l’I.S., ce dernier fait en
sorte malgré tout de protéger Jorn. »
En effet, « Constant bien qu’ayant
participé au congrès d’Alba, reste à quelque distance du nouveau mouvement en
voie de formation » en raison de son opposition à Jorn. « En
septembre 1958, Constant envoie à Debord un texte qui s’en prend explicitement
aux idées de d’Asger Jorn exposées dans le cadre du M.I.B.I. […] Constant y
attaque la croyance de Jorn dans l’imagination “individualiste” et y affirme
que les procédés artisanaux y compris la peinture […] sont condamnés. »
Constant qui se montre un partisan de l’automation n’est pas convaincu par le
texte de Jorn sur le sujet où il en affirme pourtant les possibilités positives
— texte qui « a été co-rédigé avec Debord ». « Cherchant à
favoriser la présence de Constant dans l’I.S., Debord tente alors de
déconstruire cette opposition à propos de l’automation. Dans sa réponse,
présenté comme réponse de l’I.S. (il n’est pas impossible que Debord l’ait
définie avec Jorn) […], il écrit : “Tout art qui veut s’accrocher à une
liberté artisanale dépassée est perdu d’avance (Jorn a souligné quelque part
cet aspect réactionnaire dans le Bauhaus). […] Nous sommes apparemment tous
d’accord sur le rôle positif de l’industrie.” » Eric Brun ajoute :
« On peut juger de la complicité qui s’installe alors entre Debord et
Constant par le nombre de lettres qu’ils s’envoient (jusqu’à la démission de
Constant en 1960). » ; mais il ne manque pas de noter que, malgré
tout, « on peut penser que [Debord] joue un double jeu ». En
effet : « […] tout en se présentant à Constant comme son allié, il
apparaît nettement que Debord protège Jorn de ses attaques successives. » Concernant
la « démission » de Constant il faut préciser qu’elle est considérée
de fait par Debord comme une exclusion : à ce moment-là il a définitivement
choisi Jorn contre Constant.
(À suivre)
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