Des nombreuses citations cinématographiques
que l’on trouve dans In girum, outre
les longues séquences des films de guerre, il faut remarquer particulièrement
celles qui sont tirées de deux films de Marcel Carné (et Jacques
Prévert) : Les Visiteurs du soir
et Les Enfants du paradis. Le premier
revêt une importance particulière parce que Debord y donne à lire, sous les
oripeaux de la fiction médiévale, les débuts de l’I.L. ; il y apparaît lui
et sa soror mystica sous les traits
de Gilles et Dominique « les
émissaires du Prince de la division » — il faut noter également la
séquence du jeu d’échec où le Diable, en un seul coup, fait gagner
une partie qui semblait perdue : « C’est si simple les échecs ! » — ; mais le Gilles du
film, c’est aussi Gilles Ivain alias
Ivan Chtecheglov qui chante, enchaîné, la complainte des enfants perdus. Dans Les Enfants du paradis, Debord apparaît
sous les traits de Lacenaire, « bandit
lettré », un de ses doubles favoris.
Il y a un autre film de Carné, moins connu il
est vrai : La Clef des songes,
qui n’est jamais cité par Debord et qui est pourtant sous-jacent à toute son œuvre. Si ce film n’est jamais nommément mentionné, on
peut en entendre l’écho dans un certains nombre de textes ; par
exemple : « L’oubli est notre
passion dominante. », dans la Déclaration
sur l’expérience de la dérive (1953) ; et aussi : « Nous sommes les partisans de l’oubli. Nous
oublierons le passé, le présent qui sont les nôtres. », dans Les souvenirs en dessous de tout, Notes éditoriales, I.S. n°2 ; et encore : « Ils disaient que l’oubli était leur passion dominante. Ils voulaient
tout réinventer chaque jour ; se rendre maîtres et possesseurs de leur
propre vie. », dans le court métrage de 1959 Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité
de temps. Toutes ces citations font référence au film en question. Sorti en
1951, La Clef des songes, qui avait
beaucoup frappé les deux jeunes gens qu’étaient alors Guy Debord et Michèle
Berstein, raconte l’histoire d’un prisonnier qui s’évade en rêve au pays de l’oubli,
peuplé de gens qui ont perdus la mémoire et qui se fabriquent des souvenirs
avec ce que racontent les voyageurs de passage ou les achètent à un marchand
ambulant qui les confectionne pour eux sur mesure. Libéré, il choisira de repartir
pour le village de l’oubli pour échapper à une réalité qui était pire que la
prison.
On comprend quelle résonance les jeunes
rebelles lettriste pouvaient percevoir dans cette histoire fantastique.
Notamment dans l’idée que l’on pouvait vivre sa vie sans se soucier du passé ni du
présent : en réinventant tout chaque jour ; c’est-à-dire en inventant
sa propre histoire à mesure qu’on la vivait : en la fabriquant soi-même,
avec des morceaux choisis.
(À suivre)
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