« Quand on a lu un certain nombre de
biographies de morts que l’on a bien connus, on sait qu’elles sont presque
toutes fausses, biaisées, naïves ou menteuses. »*
Michèle Bernstein
Une esquisse biographique
Quand j’ai rencontré Raph Rumney en 1954, il
avait vingt ans. Il était revenu à Londres après avoir passé quelque temps sur
le Continent. Dans les années de l’après-guerre, il avait été l’un des premiers
jeunes artistes anglais à tenter sa chance à l’étranger. Des restrictions
courantes à cette époque limitaient le voyageur à 25 livres. Il était parti
pour Linosa, une île au large de la Sicile. Les habitants de cette île
faisaient en sorte qu’il ne meure pas de faim, pendant que des incursions
occasionnelles sur l’île principale l’approvisionnaient en matériels de
peinture.
Ses efforts dans le domaine de la peinture
aboutirent à une exposition à Milan, qui à cette époque était un centre de
pointe de l’art moderne avancé. Fontana, les frères Promodoro, Baj et les
autres, rencontrés presque quotidiennement au Giamaica Bar qui était l’office
central de renseignements sur le monde de l’art local. Un artiste pouvait vivre
s’il connaissait quelques-uns des nombreux marchands et fabricants qui
souhaitaient acquérir des tableaux dans un but de spéculation. Il était facile
de troquer des tableaux contre n’importe quoi, des repas gratuits aux meubles à
la mode. Tout le monde attendait le jour où un fabricant de voitures
deviendrait collectionneur.
L’exposition de Rumney à Milan eut un succès
suffisant pour lui permettre de retourner en Angleterre. Son style était une
forme de tachisme qui lui était propre, un style bien connu à l’étranger mais
pas en Angleterre. À Londres, il a fait une exposition à la galerie du New
Vison Centre qui n’a pas bien marchée. Cependant, le dernier jour, Rex
Nankivell de la Redfern Gallery est venu acheter la totalité de ce qui était
exposé pour l’installer dans le West End. Ainsi Ralph put ouvrir un compte en
banque dans Bond Street qui était voisin.
Les finances de Ralph semblent toujours avoir
alternées entre la pénurie et une abondance presque absurde. Quelqu’un pouvait
lui rendre visite dans une chambre sordide de Neal Street, dans une maison
partagée avec des presque clochards. Le suivant le trouverait au Harr’ys Bar à Venise ou
au vernissage de Max Ernst à Paris en compagnie de la séduisante Pegeen Vail qu’il
épousera plus tard. Il semblait prendre la pauvreté avec plus de sérénité que
les richesses.
Dans les intervalles où il ne peignait pas,
Ralph avait adopté une série d’autres activités. En 1953 il avait fondé et
édité un éphémère journal hebdomadaire de poésie et d’art nommé Other voices. De 1963 à1973 il a
travaillé avec la Radio Nationale Française à Paris. Il avait sa propre
émission d’interview et son bureau privé. Plus tard, il a enseigné l’art au
Canterbury College of Art.
Mais pour revenir aux années
cinquante. En 1957 fut fondé le mouvement situationniste Internationale, un
rejeton du Lettrisme. Les fondateurs étaient un petit groupe resserré
d’intellectuels et d’artistes internationaux. Guy Debord en était
l’organisateur, Asger Jorn l’artiste en chef, Ralph Rumney, membre fondateur,
était un homme à idées qui contribua à en établir les règles. L’une de ces
règles était que les membres contrevenants seraient impitoyablement exclus. Le
sort a voulu que Ralph lui-même soit le premier à être exclu. La cause
apparente en était l'échec à rendre compte sur le champ de ses activités,
depuis son arrivée à Venise, au quartier général . À Venise, il avait préparé un
essai illustré de psychogéographie : la théorie et la pratique de la
dérive à travers un environnement urbain.
Quand il quitta les situationnistes il vint à
Londres et prit une part active à l’ICA de Dover Street qui était alors dirigé
par Lawrence Alloway avec ses idées pionnières sur l’art américain et européen.
Ralph aida à égayer la scène londonienne en contribuant à faire connaître
à Londres un ou deux artistes inconnus sur le Continent, en particulier Yves
Klein et Enrico Baj. Fait plus amusant, il aida à mettre en scène à l’ICA un
événement très particulier : la projection du film de Debord : Hurlement en faveur de Sade. C’est un
film totalement vierge où rien n’est montré à l’écran. La bande son laisse
entendre à l’occasion des éléments variés de prose française prononcés d’une
voix monotone, des propos du genre : “Veux-tu une orange ?” Il y
avait pour finir un silence de 24 minutes où le seul bruit qu’on entendait
était celui de la bobine qui tournait. Lorsque les lumières se rallumèrent les
protestations de ceux qui avaient acheté leurs billets pour ce canular
grotesque étaient si fortes qu’elles atteignaient les spectateurs suivants qui faisaient
la queue dans les escaliers. Ceux qui sortaient de l’auditorium essayaient de
persuader leurs amis dans les escaliers de rentrer chez eux au lieu de perdre
leur temps et leur argent, mais l’atmosphère était si chargé d’excitation que
le conseil eut l’effet inverse. Les nouveaux arrivants étaient d’autant plus
désireux de voir le film ! Par la suite, on réalisa que Guy Debord avait
utilisé le vide et le silence pour jouer avec les nerfs des spectateurs, les
poussant à laisser libre court à leurs “hurlements en faveur de Sade”.
Donner un aperçu d’ensemble de la production artistique
de Rumney serait difficile sinon impossible. Il avait lui-même l’habitude de
rassembler tableaux et notes qui étaient ensuite perdus ou abandonnés à tout
jamais. On a raconté qu’à un certain moment, il avait fait de la sculpture sur
métal à Paris. Je crains que ces travaux aient été perdus. On se souvient de
Christian Dotremont, le secrétaire du mouvement COBRA. Il avait l’habitude de remplir des
valises de poèmes et de notes. Quand une valise devenait trop lourde il
l’abandonnait quelque soit l'endroit où cela arrivait. Les disséminations de Ralph étaient moins
systématiques, découlant, je suppose, de son incapacité à « prendre
fermement racine ». Ses racines familiales à Wakefield, où son père avait
été vicaire, ont été arrachées très tôt. Depuis ce temps, il a été un nomade.
Dans les conditions actuelles, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose.
Ralph lui-même constitue un cas intéressant quant à
l’ordre logique et le développement de sa production artistique, des abstractions
informelles jusqu’aux grands tableaux hard-edge**
et même des plus grands panneaux en feuilles d’or et d’argent “basés sur des ambiguïtés
perceptives et optiques” aux actuelles expérimentations avec appareil photo
numérique et moulages au plâtre. Par-dessus tout ça, il insiste sur le fait que
la production d’artefacts est sans valeur à moins qu’elle ne naisse d’une philosophie
ferme et conséquente de la vie.
Guy Atkins 1985
___________________
* La citation est tirée du texte de
présentation de Michèle Bernstein à l’exposition Ralph Rumey qui s’est tenue du
19 novembre au 31 décembre 2010 Galerie Lara Vincy 47, rue de Seine, Paris VIe.
Ceux de Guy Atkins, Alison Dunhill, et Malcom Imrie qui se trouvent également dans
La Vie d’artiste, une plaquette hors
commerce des éditions Allia, sont eux en anglais. Nous en donnerons ici une
traduction. Le texte de Michèle Bernstein, en français, est consultable ici :
** Peinture abstraite caractérisée par des
formes géométriques nettement définies et souvent des couleurs vives. Le terme
est utilisé pour la première fois dans les années 1950 pour décrire des
peintures abstraites présentant des surfaces régulières, une utilisation
restreinte des formes et des couleurs pures.
(À suivre)
(À suivre)
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